Avoir le courage de ne pas être aimé

Ichiro Kishimi est né à Kyoto en 1956, où il réside toujours. Il aspire à devenir un philosophe depuis ses années de lycée. À partir de 1989, alors qu’il se spécialise dans la philosophie classique occidentale, et notamment la philosophie platonicienne, il commence ses recherches sur la psychologie adlérienne. Il écrit et fait des conférences sur le sujet, et propose des consultations pour les jeunes dans des cliniques de psychiatrie en tant que conseiller certifié et consultant pour la Société japonaise de psychologie adlérienne. Il est par ailleurs le traducteur en japonais de textes d’Alfred Adler et l’auteur notamment d’Adora Shinrigaku Nyumon (« Introduction à la psychologie adlérienne »).

Fumitake Koga, écrivain professionnel récompensé de plusieurs prix prestigieux, est né en 1973. Il est l’auteur de nombreux ouvrages à succès dans le domaine de la vie professionnelle et la nonfiction en général. Il découvre la psychologie adlérienne vers le début des années 2000, et il est profondément affecté par cette sagesse conventionnelle capable de défier les idées. Par la suite, Koga rend de nombreuses visites à Ichiro Kishimi à Kyoto, absorbe de lui l’essence de la psychologie adlérienne et met ses notes par écrit sous forme de dialogues, méthode traditionnelle de la philosophie grecque utilisée dans ce livre.

NOTE DES AUTEURS

Sigmund Freud, Carl Jung et Alfred Adler sont tous les trois des géants du monde de la psychologie. Ce livre distille les idées et les doctrines philosophiques et psychologiques d’Adler, sous la forme d’un dialogue narratif entre un philosophe et un jeune homme.

La psychologie adlérienne bénéficie d’un large soutien en Europe et aux États-Unis et propose des réponses simples et directes à cette question philosophique : comment peut-on être heureux ? La psychologie adlérienne détient peut-être la clé. Lire ce livre pourrait vous changer la vie. Accompagnons à présent le jeune homme et aventurons-nous au-delà de la « porte ».

SOMMAIRE

Note des auteurs

Introduction

 

LA PREMIÈRE NUIT – Nie le traumatisme

Le troisième géant, cet inconnu

Pourquoi nous pouvons changer

Les traumatismes n’existent pas

Nous fabriquons la colère

Comment vivre sans être assujetti à son passé ?

Socrate et Adler

Est-ce bien d’être exactement tel que tu es ?

Le mal de vivre est quelque chose que l’on choisit

Les gens choisissent toujours de ne pas changer

Ta vie se décide ici et maintenant

 

LA DEUXIÈME NUIT – Tous les problèmes sont des problèmes de relations interpersonnelles

Pourquoi tu ne t’aimes pas

Tous les problèmes sont des problèmes de relations interpersonnelles

Les sentiments d’infériorité sont des suppositions subjectives

Un complexe d’infériorité est une excuse

Les vantards éprouvent des sentiments d’infériorité

La vie n’est pas une compétition

Tu es le seul à te soucier de ton apparence

Du rapport de force à la vengeance

Reconnaître une erreur n’est pas une défaite

Surmonter les tâches qui s’imposent dans la vie

Fil rouge et chaînes solides

Ne tombe pas dans le « mensonge vital »

De la psychologie de la possession à la pratique

 

LA TROISIÈME NUIT – Rejette les tâches d’autrui

Refuse le désir de reconnaissance

Ne vis pas pour répondre aux attentes d’autrui

Comment séparer les tâches

Rejette les tâches d’autrui

Comment te débarrasser des problèmes de relations interpersonnelles

TRANCHE LE NOEUD GORDIEN

Le désir de reconnaissance te prive de liberté

Qu’est-ce que la véritable liberté ?

Relations interpersonnelles : tu as les cartes en main

 

LA QUATRIÈME NUIT – Là où se trouve le centre du monde

Psychologie individuelle et holisme

L’objectif des relations interpersonnelles est d’éprouver un sentiment de communauté

Pourquoi ne suis-je intéressé que par moi-même ?

Tu n’es pas le centre du monde

Écoute la voix d’une communauté plus vaste

Ni carotte ni bâton

L’approche par les encouragements

Comment sentir que l’on a de la valeur ?

Existe dans le présent

Nous ne pouvons pas établir différents types de relations

 

LA CINQUIÈME NUIT – Vivre pour de bon ici et maintenant

Les complexes étouffent le moi

Non pas l’affirmation de soi, mais l’acceptation de soi

La différence entre faire confiance et avoir confiance

L’essence du travail est une contribution au bien commun

Les jeunes ont une longueur d’avance sur les adultes

Drogués du travail : un mensonge vital

Tu peux être heureux maintenant

Deux chemins parcourus par ceux qui veulent être des « êtres particuliers »

Le courage d’être normal

La vie est une suite de moments

Vis comme si tu dansais

Braque un projecteur sur ici et maintenant

Le plus grand mensonge vital

Donne un sens à une vie qui semble ne pas en avoir

 

Épilogue

À la périphérie de la ville millénaire, vivait un philosophe qui enseignait que le monde était simple et que le bonheur était à la portée de chacun, immédiatement. Un jeune homme qui n’était pas heureux de la vie vint voir le philosophe pour aborder le cœur du problème. Pour ce jeune homme, le monde était un imbroglio de contradictions et, à ses yeux anxieux, toute notion de bonheur était complètement absurde.

 

INTRODUCTION

JEUNE HOMME : Je vous pose la question encore une fois : vous croyez réellement que le monde est, à tous égards, un endroit simple ?

PHILOSOPHE : Oui, ce monde est étonnamment simple, et la vie en elle-même également.

JEUNE HOMME : Alors ça, c’est un argument idéaliste que vous soutenez ou une théorie défendable ? En d’autres termes, est-ce que vous êtes en train de dire que tous les problèmes qu’on peut rencontrer dans la vie, vous ou moi, sont simples aussi ?

PHILOSOPHE : Oui, bien sûr.

JEUNE HOMME : Je vois, alors laissez-moi vous expliquer pourquoi je suis venu vous voir aujourd’hui. D’abord je veux débattre de ça jusqu’à ce que je sois satisfait, et ensuite, si possible, je veux vous faire retirer cette théorie.

PHILOSOPHE : Ha ! ha !

JEUNE HOMME : Parce que j’ai entendu parler de votre réputation bien sûr. On dit qu’il y a un philosophe excentrique qui vit ici et dont les enseignements et les arguments sont difficiles à ignorer, à savoir que les gens peuvent changer, que le monde est simple et que tout le monde peut être heureux. Voilà le genre de propos que j’ai entendus, mais cette vision des choses est à mes yeux totalement inacceptable, alors je voulais en avoir le cœur net. Si, dans ce que vous dites, j’ai l’impression que vous vous trompez complètement, je vous le signalerai et je vous corrigerai… Mais vous n’en serez pas fâché ?

PHILOSOPHE : Non, je serai ravi de cette opportunité. Il y a longtemps que j’espérais entendre les propos d’un jeune comme toi et tirer le maximum de ce que tu peux me dire.

JEUNE HOMME : Merci. Je n’ai pas l’intention de balayer d’emblée tout ce que vous dites. Je vais réfléchir à ce que vous avancez puis considérer toutes les possibilités qui se présentent. « Le monde est simple et la vie est simple également » – s’il y a la moindre parcelle de vérité dans cette assertion, ce devrait être pour la vie vue à travers les yeux d’un enfant. Les enfants n’ont pas de tâches évidentes, comme payer des impôts ou aller au travail. Ils sont protégés par leurs parents et par la société et peuvent passer leurs journées sans aucun souci. Ils peuvent imaginer un futur infini et faire tout ce qui leur passe par la tête. Ils n’ont pas besoin de voir la triste réalité – ils ont un bandeau sur les yeux. Donc le monde doit leur sembler simple. Cela dit, au fur et à mesure qu’ils grandissent et deviennent adultes, le monde révèle sa vraie nature. Très vite, l’enfant va savoir comment les choses sont réellement et ce qui lui est réellement permis de faire. Son opinion changera et, tout ce qu’il verra, c’est l’impossibilité. Sa vision romantique arrivera à un terme et sera remplacée par un cruel réalisme.

PHILOSOPHE : Je vois. C’est un point de vue intéressant.

JEUNE HOMME : Ce n’est pas tout. Une fois adulte, l’enfant sera emberlificoté dans toutes sortes de relations compliquées avec les gens, et il se retrouvera avec toutes sortes de responsabilités sur les épaules. C’est comme ça que sera sa vie, à la fois au travail et à la maison, et dans quoi qu’il fasse, s’il décide d’avoir une vie publique. Il va sans dire qu’il prendra conscience des divers problèmes de la société qu’il ne pouvait pas comprendre en tant qu’enfant, notamment la discrimination, la guerre et les inégalités, et il ne pourra pas les ignorer. Je me trompe ?

PHILOSOPHE : Tout cela me paraît juste. Continue, je t’en prie.

JEUNE HOMME : Eh bien, si nous vivions encore à une époque où la religion a une réelle influence, le salut serait peut-être une option, parce que les enseignements du divin étaient tout pour nous. Tout ce que nous avions à faire, c’était de leur obéir, on n’avait donc pas besoin de se prendre la tête. Mais la religion a perdu son pouvoir, et maintenant on ne croit plus vraiment en Dieu. Sans rien sur quoi s’appuyer, tout le monde est rempli d’anxiété et de doute. Chacun vit pour soi. C’est ça, la société aujourd’hui, alors dites-moi, s’il vous plaît – étant donné ces réalités et à la lumière de ce que j’ai dit –, pouvez-vous toujours dire que le monde est simple ?

PHILOSOPHE : Il n’y a pas de changement dans ce que je dis. Le monde est simple, et la vie est simple également.

JEUNE HOMME : Comment ? Tout le monde peut voir que c’est un imbroglio de contradictions.

PHILOSOPHE : Ce n’est pas parce que le monde est compliqué. C’est parce que tu le rends compliqué.

JEUNE HOMME : Moi ?

PHILOSOPHE : Nul d’entre nous ne vit dans un monde objectif, nous vivons tous dans un monde subjectif auquel nous avons nous-mêmes donné du sens. Le monde que tu vois est différent de celui que je vois, et il est impossible de partager ton monde avec qui que ce soit d’autre.

JEUNE HOMME : Comment ça ? Vous et moi, on habite dans le même pays, à la même époque, et on voit les mêmes choses – non ?

PHILOSOPHE : Tu m’as l’air plutôt jeune, mais as-tu jamais bu de l’eau qui a tout juste été tirée d’un puits ?

JEUNE HOMME : De l’eau tirée d’un puits ? Hum, ça fait longtemps, mais il y avait un puits chez ma grand-mère à la campagne. Je me souviens comme c’était bon de boire l’eau bien fraîche de ce puits quand il faisait chaud en été.

PHILOSOPHE : Tu sais peut-être cela, mais l’eau d’un puits reste à peu près à la même température toute l’année, environ 18 degrés. C’est un chiffre objectif – il reste toujours le même, quelle que soit la personne qui le mesure. Mais quand on boit cette eau en été, elle paraît froide, et quand on boit la même eau en hiver, elle paraît tiède. Même si c’est la même eau, à la même température donnée par le thermomètre, l’impression qu’elle donne est différente selon que l’on est en été ou en hiver.

JEUNE HOMME : Ben, c’est une illusion crée par le changement de l’environnement.

PHILOSOPHE : Non, ce n’est pas une illusion. Tu vois, pour toi, à ce moment-là, la fraîcheur ou la tiédeur de l’eau du puits est un fait indéniable. C’est ce que l’on entend par vivre dans un monde subjectif. Nous ne pouvons pas échapper à notre propre subjectivité. Aujourd’hui le monde te paraît compliqué et mystérieux, mais si tu changes, le monde te paraîtra plus simple. La question n’est pas de savoir comment est le monde, mais comment tu es, toi.

JEUNE HOMME : Comment je suis ?

PHILOSOPHE : Oui… Imagine que tu voies le monde à travers des lunettes sombres, alors naturellement tout te paraîtra sombre. Mais si c’est le cas, plutôt que de te lamenter sur le fait que le monde est sombre, tu pourrais simplement retirer les lunettes. Peut-être que le monde te semblera alors terriblement éblouissant et que tu fermeras les yeux malgré toi. Peut-être que tu voudras remettre les lunettes, mais peux-tu seulement les retirer pour commencer ? Peux-tu regarder le monde en face ? En as-tu le courage ?

JEUNE HOMME : Le courage ?

PHILOSOPHE : Oui, c’est une question de courage.

JEUNE HOMME : Bon, d’accord. Il y a des tonnes d’objections que j’aimerais soulever, mais j’ai le sentiment qu’il vaudrait mieux que j’attende un peu pour en discuter. Je voudrais être sûr que vous dites que « les gens peuvent changer », c’est bien ça ?

PHILOSOPHE : Bien sûr que les gens peuvent changer. Ils peuvent aussi trouver le bonheur.

JEUNE HOMME : Tout le monde sans exception ?

PHILOSOPHE : Absolument sans exception.

JEUNE HOMME : Ha ! ha ! Les voilà, les paroles creuses ! Ça devient intéressant. Je vais commencer à contester ce que vous dites immédiatement.

PHILOSOPHE : Je ne vais pas me défiler ou cacher quoi que ce soit. Prenons notre temps pour discuter de cela. Donc, selon toi, « les gens ne peuvent pas changer » ?

JEUNE HOMME : C’est exact, c’est impossible. À dire vrai, je souffre moi-même parce que je ne suis pas capable de changer.

PHILOSOPHE : Et en même temps, tu aimerais bien pouvoir.

JEUNE HOMME : Bien sûr. Si je pouvais changer, si je pouvais repartir de zéro dans ma vie, je me ferais un plaisir de tomber à genoux devant vous. Mais il est bien possible que vous tombiez à genoux devant moi d’abord.

PHILOSOPHE : Tu me rappelles ce que j’étais lorsque j’étais moi-même étudiant, jeune homme à sang chaud qui errait à la recherche de la vérité, qui rendait visite à des philosophes…

JEUNE HOMME : Oui. Je cherche la vérité. La vérité sur la vie.

PHILOSOPHE : Je n’ai jamais ressenti le besoin de prendre des disciples, et je ne l’ai jamais fait. Cela dit, depuis que j’ai commencé à étudier la philosophie grecque et que j’ai découvert une autre philosophie, cela fait longtemps que j’attendais la visite d’un jeune comme toi.

JEUNE HOMME : Une autre philosophie ? De quoi s’agit-il ?

PHILOSOPHE : Mon cabinet est juste là. Entre. La nuit sera longue. Je vais nous faire du café bien chaud.

LA PREMIÈRE NUIT

Nie le traumatisme

Le jeune homme entra dans le cabinet et s’avachit sur une chaise. Pourquoi était-il si déterminé à rejeter les théories du philosophe ? Ses raisons étaient plus qu’évidentes. Il manquait de confiance en lui, ce qui, depuis son enfance, avait été aggravé par des sentiments d’infériorité profondément ancrés, liés à son expérience personnelle et académique ainsi qu’à son physique. Raison pour laquelle, peut-être, il avait tendance à être excessivement complexé quand on le regardait. Mais surtout, il semblait incapable d’apprécier vraiment le bonheur des autres et s’apitoyait constamment sur lui-même. À ses yeux, les affirmations du philosophe n’étaient guère que des élucubrations extravagantes.

LE TROISIÈME GÉANT, CET INCONNU

JEUNE HOMME : Vous venez de dire les mots « une autre philosophie », mais on dit que votre spécialité, c’est la philosophie grecque.

PHILOSOPHE : Oui, la philosophie a été au cœur de ma vie depuis mon adolescence. Les grandes figures intellectuelles : Socrate, Platon, Aristote. Je traduis une œuvre de Platon en ce moment, et je pense passer le restant de mes jours à étudier la pensée grecque classique.

JEUNE HOMME : Ben, alors, quelle est cette « autre philosophie » ?

PHILOSOPHE : C’est une école de psychologie radicalement nouvelle qui a été fondée par un psychiatre autrichien, Alfred Adler, au début du XXe siècle. Dans ce pays, on parle en général de la « psychologie adlérienne ».

JEUNE HOMME : Eh bien ! Je n’aurais jamais imaginé qu’un spécialiste de philosophie grecque puisse s’intéresser à la psychologie.

PHILOSOPHE : Je ne connais pas très bien les chemins suivis par les autres écoles de psychologie. Cependant, je crois qu’il n’est pas faux de dire que la psychologie adlérienne est clairement dans la lignée de la philosophie grecque, et que c’est un champ d’étude digne de ce nom.

JEUNE HOMME : J’ai de vagues notions de la psychologie de Freud et de Jung. C’est d’ailleurs fascinant.

PHILOSOPHE : Oui, Freud et Jung sont tous les deux renommés. Même ici. Adler a été l’un des tout premiers membres de la Société psychanalytique de Vienne, qui était dirigée par Freud. Ses idées allant à l’encontre de celles de Freud, il a quitté le groupe pour proposer une « psychologie individuelle » fondée sur ses propres théories originales.

JEUNE HOMME : Une « psychologie individuelle » ? Encore une drôle d’expression. Alors, Adler était un disciple de Freud ?

PHILOSOPHE : Non. C’est une idée fausse assez répandue qu’il faut réfuter. Pour commencer, Adler et Freud étaient assez proches en âge, et la relation qu’ils ont formée en tant que chercheurs reposait sur un pied d’égalité. À cet égard, Adler était très différent de Jung, qui révérait Freud comme un père. Même si on a tendance à associer la psychologie d’abord à Freud et à Jung, Adler est reconnu dans le reste du monde comme l’un des trois géants de la discipline, avec Freud et Jung.

JEUNE HOMME : Je vois. J’aurais dû étudier ça un peu plus.

PHILOSOPHE : Je pense que c’est tout à fait normal que tu n’aies pas entendu parler d’Adler. Comme il l’a dit lui-même : « Il viendra peut-être un jour où on ne se souviendra pas de mon nom. Les gens ne se rappelleront peut-être même pas l’existence de notre école. » Puis il a continué en disant que cela n’avait pas d’importance. L’implication étant que, si son école était oubliée, ce serait parce que ses idées seraient sorties du cadre restreint de l’étude pour entrer dans le quotidien et devenir un sentiment partagé par tout le monde. Par exemple Dale Carnegie, qui a écrit les best-sellers internationaux Comment se faire des amis et influencer les autres et Comment dominer le stress et les soucis, évoquait Adler comme « un grand psychologue qui a dédié sa vie à étudier les humains et leurs aptitudes cachées ». L’influence de la pensée d’Adler est évidente dans ses écrits. Et dans Les sept habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent, de Stephen Covey, l’essentiel du contenu tient beaucoup des idées d’Adler. Autrement dit, plutôt que d’être réservée à un strict domaine d’étude, la psychologie adlérienne est acceptée comme une prise de conscience, l’aboutissement de vérités et de la compréhension du genre humain. Pourtant on dit que les idées d’Adler ont une centaine d’années d’avance sur leur temps, et encore aujourd’hui nous n’avons pas réussi à les comprendre complètement. Pour te dire à quel point elles étaient innovantes.

JEUNE HOMME : Alors, vous avez développé vos théories, initialement, non pas à partir de la philosophie grecque, mais du point de vue de la psychologie adlérienne ?

PHILOSOPHE : Oui, c’est exact.

JEUNE HOMME : D’accord. Il y a encore une chose que j’aimerais vous demander pour savoir où vous vous positionnez au départ. Vous êtes un philosophe ? Ou vous êtes un psychologue ?

PHILOSOPHE : Un philosophe ; une personne qui vit la philosophie. Et pour moi, la psychologie adlérienne est une forme de pensée qui est dans le droit-fil de la philosophie grecque, c’est indubitablement de la philosophie.

JEUNE HOMME : D’accord. Alors allons-y !

 

POURQUOI NOUS POUVONS CHANGER

JEUNE HOMME : D’abord, voyons dans quel ordre nous allons discuter de tout cela. Vous dites que les gens peuvent changer. Ensuite vous allez un peu plus loin, et vous dites que tout le monde peut trouver le bonheur.

PHILOSOPHE : Oui, tout le monde, sans exception.

JEUNE HOMME : Gardons cette discussion sur le bonheur pour plus tard et occupons-nous d’abord du changement. Tout le monde aimerait pouvoir changer. Moi, pour commencer, et je suis sûr que, si on posait la question dans la rue, tout le monde serait d’accord. Mais pourquoi a-t-on tous l’impression qu’on veut changer ? Il n’y a qu’une réponse : parce qu’on ne peut pas. Si c’était facile de changer, on ne passerait pas autant de temps à en rêver. Même si on le souhaite ardemment, on ne peut pas changer. Et c’est pour ça qu’il y a toujours tellement de gens qui se laissent duper par de nouvelles religions, des séminaires de développement personnel douteux et n’importe quel prêche sur la façon dont tout le monde peut changer. Je me trompe ?

PHILOSOPHE : Eh bien, en réponse, je voudrais savoir pourquoi tu es si catégorique sur le fait que les gens ne peuvent pas changer.

JEUNE HOMME : Je vais vous expliquer. J’ai un ami, un gars, qui s’est enfermé dans sa chambre depuis plusieurs années. Il aimerait bien sortir, et il pense même qu’il aimerait avoir un boulot, si c’était possible. Alors il veut changer sa manière d’être. Je dis ça parce que je suis son ami, mais je vous assure que c’est quelqu’un de très sérieux qui pourrait être d’une grande utilité à la société. Sauf qu’il a peur de quitter sa chambre. S’il fait ne serait-ce qu’un pas à l’extérieur, il souffre de palpitations et ses bras et ses jambes se mettent à trembler. C’est une sorte de névrose ou de panique, j’imagine. Il veut changer, mais il ne peut pas.

PHILOSOPHE : À ton avis, pourquoi est-ce qu’il ne peut pas sortir ?

JEUNE HOMME : Je ne sais pas très bien. C’est peut-être à cause de sa relation avec ses parents, ou parce qu’il était la tête de turc à l’école ou au travail. Il se pourrait qu’il ait été traumatisé par quelque chose comme ça. Maintenant c’est peut-être le contraire – s’il a été trop chouchouté quand il était enfant, il n’arrive pas à affronter la réalité. Honnêtement, je ne sais pas, et je ne veux pas m’immiscer dans son passé ou sa situation de famille.

PHILOSOPHE : Donc, ce que tu dis, c’est que ton ami a connu des incidents dans son passé qui sont devenus la cause d’un traumatisme ou quelque chose comme cela, et que c’est pour cette raison qu’il ne peut plus sortir ?

JEUNE HOMME : Bien sûr. Avant un effet, il y a une cause. Ça n’a rien de mystérieux, ça.

PHILOSOPHE : Alors peut-être la raison pour laquelle il ne peut plus sortir réside-t-elle dans l’environnement familial qu’il a eu pendant son enfance. Il a été maltraité par ses parents et il a atteint l’âge adulte sans jamais se sentir aimé. C’est pour cela qu’il a peur d’interagir avec les gens et qu’il ne peut pas sortir. C’est plausible, n’est-ce pas ?

JEUNE HOMME : Oui, tout à fait plausible. J’imagine que ce serait effectivement vraiment difficile.

PHILOSOPHE : Et, en même temps, tu dis : « Avant un effet, il y a une cause. » Autrement dit, qui je suis maintenant (l’effet) découle d’événements qui se sont déroulés dans le passé (les causes). Est-ce que je comprends bien ?

JEUNE HOMME : Oui.

PHILOSOPHE : Alors, si le présent de chaque individu dans le monde dépend des incidents qu’il a connus dans le passé, d’après toi, est-ce qu’on n’arriverait pas à des choses vraiment étranges ? Tu ne vois pas ? Tous ceux qui auraient grandi maltraités par leurs parents devraient subir les mêmes effets que ton ami et devenir reclus, ou alors c’est que toute cette idée ne tient absolument pas debout. J’entends : si le passé détermine effectivement le présent et que les causes déterminent les effets.

JEUNE HOMME : Où voulez-vous en venir exactement ?

PHILOSOPHE : Si nous nous concentrons sur les causes du passé et essayons d’expliquer les choses exclusivement sous l’angle des causes et des effets, on aboutit au « déterminisme ». Parce que ce que cela veut dire, c’est que notre présent et notre futur ont déjà été décidés par des événements du passé et sont inaltérables. Je me trompe ?

JEUNE HOMME : Donc, selon vous, le passé n’a pas d’importance ?

PHILOSOPHE : Oui, c’est la position de la psychologie adlérienne.

JEUNE HOMME : Je vois. Nos points de désaccord me paraissent un peu plus clairs. Mais, franchement, si on suit votre version, est-ce que cela ne signifierait pas à la fin qu’il n’y a aucune raison pour que mon ami ne puisse plus sortir ? Parce que vous dites que les incidents du passé n’ont pas d’importance. Je suis désolé, mais c’est absolument impensable. Il doit y avoir une raison qui justifie son confinement. Il doit y en avoir une, sinon on ne pourrait pas l’expliquer !

PHILOSOPHE : Juste, on ne pourrait pas l’expliquer. Alors, en psychologie adlérienne, on ne pense pas en termes de « causes » du passé, mais plutôt de « finalité » du présent.

JEUNE HOMME : Finalité du présent ?

PHILOSOPHE : Ton ami manque de confiance en lui, alors il ne peut pas sortir. Maintenant, vois les choses sous un autre angle. Il ne veut pas sortir, alors il crée un état d’anxiété.

JEUNE HOMME : Pardon ?

PHILOSOPHE : Pense à cela de la manière suivante : ton ami avait au départ le but de ne pas sortir, alors il a créé un état d’anxiété et de peur comme moyen de parvenir à son but. En psychologie adlérienne, c’est ce qu’on appelle la « téléologie ».

JEUNE HOMME : Vous plaisantez ! Mon ami a imaginé son anxiété et sa peur ? Est-ce que vous iriez jusqu’à dire que mon ami fait semblant d’être malade ?

PHILOSOPHE : Il ne fait pas semblant d’être malade. L’anxiété et la peur que ton ami ressent sont réelles. À l’occasion, il peut même souffrir de migraines ou avoir de violentes crampes d’estomac. Mais là aussi, ce sont des symptômes qu’il a créés afin d’atteindre le but de ne pas sortir.

JEUNE HOMME : Ce n’est pas vrai ! Impossible ! C’est trop déprimant !

PHILOSOPHE : Non. C’est la différence entre l’« étiologie » (l’étude de la causalité) et la « téléologie » (l’étude de la finalité d’un phénomène donné, plutôt que de sa cause). Tout ce que tu m’as dit s’appuie sur l’étiologie. Tant qu’on restera dans l’étiologie, on n’avancera pas d’un pas.

 

LES TRAUMATISMES N’EXISTENT PAS

JEUNE HOMME : Si vous devez être aussi catégorique dans vos affirmations, j’aimerais une explication complète. Pour commencer, quelle est la différence dont vous parlez entre l’étiologie et la téléologie ?

PHILOSOPHE : Imaginons que tu aies un rhume avec une forte fièvre, et que tu sois allé voir le médecin. Supposons à présent que le médecin te dise que la raison pour laquelle tu es malade, c’est qu’hier, lorsque tu es sorti, tu n’étais pas assez couvert, et c’est pour cela que tu as attrapé un rhume. Tu serais content ?

JEUNE HOMME : Évidemment non. La raison me serait bien égale – que ce soit parce que je n’étais pas bien habillé ou qu’il pleuvait, ou encore autre chose. Ce sont les symptômes, le fait que maintenant j’aie une forte fièvre, qui m’importeraient. S’il est médecin, j’ai besoin qu’il me prescrive des médicaments, qu’il me fasse une piqûre, enfin qu’il prenne les mesures nécessaires.

PHILOSOPHE : Pourtant, ceux qui se positionnent du point de vue étiologique, y compris la plupart des conseillers et psychiatres, expliqueraient que ce dont vous souffriez provenait de telle et telle cause dans le passé, et se contenteraient de vous réconforter en disant : « Alors vous voyez, ce n’est pas votre faute. » L’argument des prétendus traumatismes est typique de l’étiologie.

JEUNE HOMME : Attendez une minute ! Est-ce que vous niez complètement l’existence des traumatismes ?

PHILOSOPHE : Oui. Catégoriquement.

JEUNE HOMME : Quoi ! Vous n’êtes pas, ou je suppose que je devrais dire : Adler n’est-il pas une autorité en matière de psychologie ?

PHILOSOPHE : En psychologie adlérienne, le traumatisme est catégoriquement nié. C’était une position totalement nouvelle et révolutionnaire. Assurément la vision freudienne sur le traumatisme est fascinante. L’idée de Freud est que les blessures psychiques (les traumatismes) d’une personne sont la cause de son absence de bonheur actuelle. Lorsque l’on considère la vie d’une personne comme un vaste récit, il y a une causalité et un sens du développement dramatique facilement compréhensibles qui créent de profondes impressions et qui sont extrêmement séduisants. Mais Adler, qui nie l’argument du traumatisme, énonce : « Aucune expérience n’est en soi la cause d’un succès ou d’un échec. Nous ne souffrons pas du choc de nos expériences – ce qu’on appelle le “trauma” – mais nous en faisons exactement ce qui sert notre but. Nous nous autodéterminons par le sens que nous donnons à nos expériences. »

JEUNE HOMME : Alors nous en faisons ce qui sert notre but ?

PHILOSOPHE : Exactement. Réfléchis à ce qu’Adler veut dire lorsqu’il parle du moi qui est déterminé non pas par nos expériences mais par le sens que nous leur donnons. Il ne dit pas que l’expérience d’une calamité ou de maltraitance affreuse dans l’enfance, ou d’autres événements de ce genre, n’a aucune influence sur la formation de la personnalité ; son influence est grande. Mais, l’important, c’est que rien n’est réellement déterminé par cette influence. Nous déterminons notre propre vie en fonction du sens que nous donnons à ces expériences passées. Ta vie n’est pas quelque chose que quelqu’un te donne, mais quelque chose que tu choisis toi-même, et c’est toi qui décides comment tu vis.

JEUNE HOMME : D’accord, alors vous dites que mon ami s’est enfermé lui-même dans sa chambre parce que c’était réellement son choix de vivre comme cela ? C’est grave. Croyez-moi, ce n’est pas ce qu’il veut. Au mieux, c’est quelque chose qu’il a été obligé de choisir à cause des circonstances. Il n’a pas eu d’autre choix que de devenir celui qu’il est maintenant.

PHILOSOPHE : Non. Même en supposant que ton ami croie réellement : Je ne peux pas trouver ma place dans la société parce que j’ai été maltraité par mes parents, c’est toujours parce que c’est son but de croire cela.

JEUNE HOMME : Vous parlez d’un but !

PHILOSOPHE : Dans un premier temps, son but immédiat a été probablement de « ne pas sortir ». Il a créé son anxiété et sa peur pour justifier le fait de rester à l’intérieur.

JEUNE HOMME : Mais pourquoi il ne veut pas sortir ? C’est là que réside le problème.

PHILOSOPHE : Eh bien, mets-toi à la place de ses parents. Comment te sentirais-tu si ton enfant restait enfermé dans une pièce ?

JEUNE HOMME : Je serais inquiet bien sûr. Je voudrais l’aider à retourner dans la société. Je voudrais qu’il se sente bien et je me demanderais si j’avais commis une erreur dans ma façon de l’élever. Je suis certain que je serais sérieusement inquiet et que j’essaierais par tous les moyens imaginables de le remettre sur la voie d’une existence normale.

PHILOSOPHE : C’est là que réside le problème.

JEUNE HOMME : Comment ça ?

PHILOSOPHE : Si je reste dans ma chambre tout le temps, sans jamais sortir, mes parents vont se faire du souci. Je peux obtenir que toute l’attention de mes parents soit centrée sur moi. Ils seront toujours très prudents avec moi et me ménageront. D’un autre côté, si je fais ne serait-ce qu’un pas en dehors de la maison, je ferai juste partie d’une masse sans visage et personne ne fera attention à moi. Je serai entouré de gens que je ne connais pas, je ne serai plus qu’un individu lambda, ou moins que ça encore. Et plus personne ne s’occupera particulièrement de moi… Ce n’est pas rare, ce genre d’histoires sur les personnes recluses.

JEUNE HOMME : Dans ce cas, si je suis votre raisonnement, mon ami a atteint son but et il est satisfait de sa situation actuelle ?

PHILOSOPHE : Je doute qu’il soit satisfait, et je suis sûr qu’il n’est pas heureux non plus. Mais il ne fait aucun doute non plus qu’il agit conformément à son but. Ce n’est pas quelque chose de propre à ton ami. Chacun d’entre nous vit en fonction d’un certain but. C’est ce que la téléologie nous dit.

JEUNE HOMME : Jamais de la vie. Je refuse : pour moi cette idée est totalement inacceptable. Regardez, mon ami est…

PHILOSOPHE : Écoute, cette discussion ne mènera nulle part si nous continuons à parler de ton ami. Cela va devenir un jugement par contumace et ça ne servirait à rien. Prenons un autre exemple.

JEUNE HOMME : D’accord, en voici un : c’est ma propre histoire, quelque chose qui m’est arrivé pas plus tard qu’hier.

PHILOSOPHE : Oh ? Je suis tout ouïe.

 

NOUS FABRIQUONS LA COLÈRE

JEUNE HOMME : Hier après-midi, je lisais un livre dans un café quand un serveur est passé trop près et a renversé du café sur ma veste. Je venais de l’acheter, et c’est ma plus belle veste. Je n’ai pas pu m’en empêcher : je me suis mis en colère. Je lui ai hurlé dessus à pleins poumons. Je ne suis d’habitude pas du genre à parler fort dans les endroits publics. Mais hier, dans ce café, on n’entendait que mes hurlements, parce que je suis sorti de mes gonds et que j’ai oublié ce que je faisais. Alors, qu’est-ce que vous dites de ça ? Vous voyez un but là-dedans ? On a beau retourner les faits dans tous les sens, est-ce que ce n’est pas l’exemple d’un comportement qui est déclenché par une cause ?

PHILOSOPHE : Donc, tu as été stimulé par l’émotion de la colère et tu t’es retrouvé à crier. Alors que tu es d’ordinaire plutôt pondéré, tu n’as pas pu t’empêcher d’être en colère. C’était une circonstance inévitable, et tu ne pouvais rien y faire. C’est bien ce que tu dis ?

JEUNE HOMME : Oui, parce que c’est arrivé si vite. Les mots sont sortis de ma bouche avant même que j’aie le temps de penser.

PHILOSOPHE : Alors imagine que tu aies eu un couteau sur toi hier, et que, quand tu as explosé, tu te sois laissé aller à poignarder ce serveur. Pourrais-tu toujours justifier cela en disant : « C’était une circonstance inévitable, et je ne pouvais rien y faire ? »

JEUNE HOMME : Ce… Allons, c’est un argument un peu extrême !

PHILOSOPHE : Ce n’est pas un argument extrême. Si l’on poursuit ton raisonnement, tout délit commis sous l’emprise de la colère peut être mis sur le compte de la colère, et la responsabilité ne pourra plus en être imputée à la personne parce que, fondamentalement, d’après toi, les gens ne peuvent pas contrôler leurs émotions.

JEUNE HOMME : Ben, comment, sinon, expliquez-vous ma colère ?

PHILOSOPHE : C’est facile. Tu n’es pas sorti de tes gonds, et ensuite tu as commencé à crier. C’est uniquement que tu t’es mis en colère de façon à pouvoir crier. Autrement dit, pour pouvoir atteindre ton but de crier, tu as créé l’émotion de la colère.

JEUNE HOMME : Qu’est-ce que vous voulez dire ?

PHILOSOPHE : Le but de crier était là avant tout le reste. Ce qui veut dire qu’en criant tu voulais faire en sorte que le serveur plie devant toi et écoute ce que tu avais à dire. Pour parvenir à cela, tu as fabriqué l’émotion de la colère.

JEUNE HOMME : Je l’ai fabriquée ? Vous voulez rire !

PHILOSOPHE : Alors pourquoi as-tu élevé la voix ?

JEUNE HOMME : Comme je l’ai dit tout à l’heure, je suis sorti de mes gonds. J’étais profondément contrarié.

PHILOSOPHE : Non. Tu aurais pu expliquer le problème sans lever la voix, et le serveur se serait très probablement excusé sincèrement, il aurait essuyé ta veste avec un linge propre et aurait pris d’autres mesures appropriées. Il aurait même pu s’arranger pour la faire nettoyer au pressing. Et quelque part dans ton esprit, tu te doutais qu’il pourrait faire ce genre de choses, mais, malgré cela, tu as crié. Tu n’avais pas envie de te lancer dans des explications avec de simples mots, et c’est pour cela que tu as essayé de faire plier ce serveur qui ne t’opposait aucune résistance. L’outil que tu as utilisé pour faire cela, c’était l’émotion de la colère.

JEUNE HOMME : Impossible. Vous ne pouvez pas me faire avaler ça. J’ai fabriqué la colère pour qu’il s’abaisse devant moi ? Je vous jure, je n’ai pas eu ne serait-ce qu’une seconde pour penser à un truc pareil. Je n’ai pas réfléchi pour ensuite me mettre en colère. La colère est une émotion plus impulsive.

PHILOSOPHE : C’est exact, la colère est une émotion instantanée. Maintenant écoute, j’ai une histoire. Un jour, il y avait une mère et sa fille qui se disputaient ouvertement. Et puis, tout à coup, le téléphone a sonné. « Allô ? » La mère s’est dépêchée de décrocher, la voix encore sous l’émotion de la colère. C’était le professeur principal de sa fille au téléphone. Dès que la mère a compris qui appelait, le ton de sa voix a changé et elle est devenue très polie. Puis, pendant les cinq minutes qui ont suivi, elle a poursuivi la conversation avec sa voix la plus aimable. Une fois qu’elle a raccroché, son expression a changé de nouveau et elle a recommencé instantanément à crier sur sa fille.

JEUNE HOMME : Ça n’a rien d’extraordinaire.

PHILOSOPHE : Tu ne saisis pas ? En un mot, la colère est un outil que l’on peut sortir en fonction des besoins. On peut le mettre de côté au moment où le téléphone sonne, et le reprendre quand on raccroche. La mère ne hurle pas parce qu’elle ne peut pas contrôler sa colère. Elle utilise simplement la colère pour en imposer à sa fille avec sa forte voix, et ainsi faire valoir son opinion.

JEUNE HOMME : Alors la colère est un moyen d’atteindre un but ?

PHILOSOPHE : C’est ce que dit la téléologie.

JEUNE HOMME : Ah, je vois maintenant. Sous votre air doux, vous êtes terriblement nihiliste ! Qu’on parle de colère ou de mon ami reclus, toutes vos idées sont truffées de méfiance vis-à-vis des êtres humains !

Avoir le courage de ne pas être aimé

Ichiro Kishimi et Fumitake Koga

Guy Trédaniel éditeur

333 p. – 19,90€

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