Cette douleur n'est pas la mienne
comment briser le cercle de la transmission familiale
Comment les traumatismes familiaux dont nous héritons font de nous ce que nous sommes et comment y mettre fin.
Mark Wolynn
Sommaire
Introduction : le langage secret de la peur……………………… 15
première partie : la toile des traumatismes familiaux
- Les traumatismes perdus et retrouvés…………………………. 33
- Trois générations d’histoire familiale partagée : le corps familial………………………………………………………… 45
- L’esprit familial………………………………………………………… 65
- L’approche du langage intérieur…………………………………. 83
- Les quatre objets de l’inconscient……………………………….. 93
deuxième partie : la carte du langage intérieur
- La doléance primordiale……………………………………………. 125
- Les descripteurs premiers………………………………………….. 143
- La phrase clé…………………………………………………………….. 155
- Le traumatisme fondamental……………………………………… 179
troisième partie : les chemins du renouement
- De la clairvoyance à l’intégration………………………………. 195
- Le langage intérieur de la séparation…………………………. 217
- Le langage intérieur des relations……………………………… 235
- Le langage intérieur du succès………………………………….. 261
- La médecine du langage intérieur…………………………….. 281
Remerciements……………………………………………………………… 285
Glossaire………………………………………………………………………. 289
Annexe A : liste de questions sur l’histoire familiale……….. 291
Annexe B : liste de questions sur les traumatismes précoces………………………………………… 293
Notes……………………………………………………………………………. 295
Index……………………………………………………………………………. 305
À propos de l’auteur……………………………………………………… 319
Celui qui regarde au-dehors rêve ; celui qui regarde au-dedans s’éveille.
Carl Jung, Lettres. Vol. 1
INTRODUCTION
Le langage secret de la peur
Dans un sombre moment, mon oeil commence à voir …
Theodore Roethke, « Dans un sombre moment »
C e livre est le fruit d’une mission qui m’a fait parcourir le monde avant de rentrer chez moi, de retrouver mes racines, et d’embrasser une carrière professionnelle que je n’aurais jamais pu imaginer avant le début de mon périple. Pendant plus de vingt ans, j’ai travaillé avec des gens souffrant de dépression, d’angoisse, de maladies chroniques, de phobies, de pensées obsessionnelles, de troubles de stress post-traumatique et d’autres troubles débilitants. Nombre d’entre eux sont venus me voir, découragés et démoralisés, après avoir passé des années en psychothérapie, sous traitements médicamenteux, ou après avoir subi d’autres interventions sans qu’aucune de ces entreprises ait réussi à révéler la source de leurs symptômes ni à apaiser leur souffrance.
Ce que j’ai appris de ma propre expérience, de ma formation, et de ma pratique clinique, c’est que la réponse ne réside peut-être pas tant dans notre histoire personnelle que dans les histoires de nos parents, grands-parents, et même de nos arrière grands-parents. Les dernières publications scientifiques, qui font aujourd’hui la une des journaux, nous apprennent que les effets d’un traumatisme peuvent se transmettre d’une génération à une autre.
Ce « legs » est ce que l’on appelle le « traumatisme familial héréditaire », et il est prouvé aujourd’hui qu’il s’agit d’un véritable phénomène. La douleur ne se dissout pas d’elle-même, elle ne s’atténue pas non plus avec le temps. Même si la personne qui a subi le traumatisme originel est morte, même si son histoire est enfouie sous des années de silence, des fragments de vie, de souvenirs, ou de sensations peuvent persister, comme surgis du passé, pour trouver une résolution dans l’esprit et le corps de ceux qui vivent dans le présent.
Vous allez lire dans les pages qui suivent une synthèse des observations empiriques que j’ai tirées de ma pratique en tant que directeur du Family Constellation Institute à San Francisco et des dernières découvertes en neurosciences, en épigénétique et en sciences du langage. Ces pages reflètent également le travail que j’ai effectué lors de ma formation professionnelle avec Bert Hellinger, le célèbre psychothérapeute allemand, qui, dans son approche de la thérapie familiale, démontre que les effets psychologiques et physiques d’un traumatisme familial héréditaire traversent les générations.
Une grande partie de ce livre s’attache à identifier les modèles familiaux héréditaires – les peurs, les sentiments, et le comportement que nous avons adoptés à notre insu et qui perpétuent la souffrance d’une génération à une autre. Ce livre s’attache aussi à mettre un terme à ce processus ; c’est là le cœur de mon travail. Vous apprendrez peut-être, comme moi, qu’un grand nombre de ces modèles héréditaires ne nous appartiennent pas ; ils ont simplement été empruntés à d’autres et intégrés dans notre histoire familiale. Pourquoi ? Je pense sincèrement que c’est parce qu’une histoire qui se doit d’être racontée finira nécessairement par voir le jour. Permettez-moi de partager la mienne avec vous.
Je n’ai jamais cherché à inventer une méthode pour surmonter la peur et l’angoisse. Tout a commencé le jour où j’ai perdu la vue. J’étais dans les affres de ma première migraine ophtalmique. Je ne ressentais pas de douleur physique en tant que telle – simplement un tourbillon d’épouvante ténébreuse, dans lequel ma vue se voilait. J’avais 34 ans et je me suis retrouvé à trébucher dans mon bureau dans l’obscurité, cherchant des doigts le téléphone sur mon bureau pour appeler les urgences. Une ambulance devait bientôt arriver.
Une migraine ophtalmique ne présente généralement aucune gravité. Votre vision est brouillée mais elle redevient habituellement normale en environ une heure. Vous ne le savez pas nécessairement quand ça vous arrive. Dans mon cas, la migraine ophtalmique n’était qu’un début. En l’espace de quelques semaines, la vision de mon oeil gauche a baissé progressivement. Les visages comme les panneaux de signalisation sont bientôt devenus des masses grises indistinctes.
Les médecins m’ont appris que je souffrais de choriorétinopathie séreuse centrale, une maladie incurable dont la cause est inconnue. Cette pathologie engendre l’accumulation de liquide derrière la rétine, qui, en s’écoulant, abîme et brouille le champ visuel. Certaines personnes, les 5 % souffrant de la forme chronique de cette maladie, qui s’est avérée être la mienne, deviennent officiellement aveugles. Au vu de la situation, on m’a dit qu’il fallait que je m’attende à ce que mes deux yeux soient affectés. Ce n’était qu’une question de temps.
Les médecins étaient incapables de me dire ce qui avait causé la perte de ma vue et ce qui pouvait me guérir. Tout ce que j’ai pu essayer par moi-même – les vitamines, les jeûnes à base de jus, les séances chez le guérisseur – semblait aggraver les choses. J’étais complètement démuni. Mes plus grandes peurs se déployaient devant moi et je ne pouvais rien y faire. Aveugle, incapable de me prendre en charge, et seul, j’étais sur le point de m’écrouler. J’étais perdu. Je n’aurais bientôt plus aucune raison de vivre.
Je rejouais le scénario à l’infini dans ma tête. Plus j’y pensais, plus le désespoir s’emparait de mon corps. Je sombrais jusqu’à la lie. Chaque fois que je tentais de m’extirper, mes pensées resurgissaient pour me ramener à cette image de moi, seul, démuni et anéanti. Ce que j’ignorais à ce moment-là, c’est que ces mots, seul, démuni et anéanti représentaient précisément pour moi le langage de la peur. Ils faisaient écho aux traumatismes qui avaient eu lieu dans mon histoire familiale avant ma naissance. Débridés, sans retenue, ces mots se déchaînaient dans ma tête et m’ébranlaient.
Je me demandais pourquoi j’attribuais à mes pensées un tel pouvoir. D’autres que moi avaient vécu dans l’adversité, avaient connu pire, et ils ne se complaignaient pas ainsi dans le désespoir. Pourquoi est-ce que je restais, moi, à ce point enlisé dans la peur ? Je n’aurais la réponse à cette question que bien des années plus tard.
À cette époque, je ne pouvais faire qu’une chose : fuir. J’ai donc quitté ma compagne, ma famille, mon entreprise, ma ville – tout ce qui m’était familier. Je voulais des réponses qui ne se trouvaient pas dans le monde auquel j’appartenais, un monde où beaucoup de gens semblaient désorientés et malheureux. Je n’avais que des questions, et plus aucune envie de continuer à vivre comme je le faisais. J’ai confié mon entreprise (une agence événementielle prospère) à quelqu’un que je venais tout juste de rencontrer, et je suis parti en Orient, le plus loin possible, pour atteindre l’Asie du Sud-Est. Je voulais guérir. Mais je n’avais aucune idée de ce que cela voulait dire.
Je lisais des livres et je travaillais avec les professeurs qui les avaient écrits. Dès que j’entendais parler de quelqu’un susceptible de pouvoir m’aider – une vieille femme dans une cabane, un homme hilare en tenue de cérémonie – je me pointais. Je participais à des formations, chantais avec des gourous. L’un d’eux avait dit, à tous ceux d’entre nous rassemblés autour de lui pour l’écouter, qu’il voulait ne s’entourer que de gens qui « trouvent ». Ceux qui « cherchent », avait-il dit, resteraient ainsi et chercheraient toute leur vie.
Je voulais être celui qui « trouve ». Je méditais quotidiennement pendant des heures. Je jeûnais des jours durant. Je faisais infuser des herbes et luttais contre les toxines virulentes qui, je m’imaginais, avaient envahi tous mes tissus. Pendant ce temps, ma vision continuait de baisser et ma dépression de s’aggraver.
À cette époque, je n’avais pas encore compris qu’en tentant de résister à la douleur elle-même, nous prolongeons souvent ladite douleur que nous essayons d’éviter. Et ce faisant, nous entretenons une douleur chronique. De plus, à force de chercher, nous empêchons aussi de faire surgir ce que nous cherchons. Le fait de constamment regarder autour et en dehors de soi peut nous empêcher de savoir quand nous touchons au but. Quelque chose d’important peut très bien se passer en nous, mais si nous ne sommes pas à l’écoute, nous n’en saurons rien.
« Pourquoi ne veux-tu pas voir ? » me demandaient les guérisseurs, en m’invitant à chercher plus loin. Comment l’aurais-je su ? J’étais dans l’obscurité.
En Indonésie, un gourou m’a quelque peu éclairé quand il m’a demandé : « Mais pour qui te prends-tu pour penser que tu ne devrais pas avoir de problèmes de vue ? » Et il a continué : « Il se peut que les oreilles de Johan n’entendent pas aussi bien que celles de Gerhard, et peut-être bien que les poumons d’Eliza ne ont pas aussi résistants que ceux de Gerta. Et Dietrich ne marche certainement pas aussi bien que Sebastian. » (Dans la formation en question, tout le monde était soit hollandais, soit allemand, et tout le monde avait l’air de souffrir d’une maladie chronique quelconque.) Quelque chose m’a touché à ce moment-là. Il avait raison. Qui étais-je pour ne pas avoir de problèmes de vue ? Il était arrogant de ma part de vouloir combattre la réalité. Que ça me plaise ou non, ma rétine était abîmée et ma vue brouillée, mais moi, le « moi » qui existait sous tout cela, je commençais à m’apaiser. Peu importe ce que mon œil faisait, il n’avait plus à être le facteur qui régissait mon bien-être.
Afin d’approfondir notre apprentissage, ce gourou nous a fait passer soixante-douze heures – trois jours et trois nuits – les yeux bandés et les oreilles bouchées, à méditer sur un petit coussin. Chaque jour, on nous donnait un petit bol de riz à manger et seulement de l’eau à boire. On ne dormait pas, on ne se levait pas, on ne s’allongeait pas, on ne communiquait pas. Pour aller aux toilettes, on levait la main et on nous escortait, dans l’obscurité, jusqu’à un trou dans le sol.
Le but de cette aventure consistait tout simplement à nous faire découvrir de manière intime la folie de l’esprit en l’observant de près. J’ai compris alors comment mon esprit me torturait en me faisant penser au pire et en me faisant croire que, si je m’inquiétais suffisamment, je pourrais m’extraire de ce que je redoutais le plus.
Après cette expérience, et d’autres similaires, ma vision intérieure a commencé à s’éclaircir un peu. Mon oeil, en revanche, n’allait pas mieux, il continuait à couler et à s’abîmer. À bien des égards, avoir un problème de vue est une belle métaphore. J’ai fini par comprendre qu’il ne s’agissait pas tant de ce que je pouvais ou ne pouvais pas voir que de la manière dont je voyais les choses. Mais je n’avais pas encore passé ce cap.
Ce n’est qu’au cours de la troisième année de ce que j’appelle aujourd’hui ma « quête visuelle » que j’ai enfin obtenu ce que je cherchais. À ce stade, je pratiquais beaucoup la méditation. La dépression s’était presque évanouie. Je pouvais rester des heures et des heures en silence, à écouter ma respiration et mes sensations physiques. Ce n’était pas le plus difficile.
Un jour, je faisais la queue pour obtenir un satsang, un entretien avec un maître spirituel. Cela faisait des heures que j’attendais au temple dans la même robe blanche que portaient tous ceux devant moi. Mon tour est venu. Je m’attendais à ce que le maître salue ma dévotion. Au lieu de ça, il m’a à peine regardé. Mais il a vu ce que je ne voyais pas. « Rentre chez toi, a-t-il dit. Rentre chez toi et appelle ta mère et ton père. »
Quoi ? J’étais furieux. Mon corps tremblait de colère. Clairement, il s’était trompé sur mon compte. Je n’avais plus besoin de mes parents. Je m’étais détaché d’eux. Je les avais abandonnés longtemps auparavant, et je les avais troqués pour de meilleurs parents, des parents divins, des parents spirituels – tous les professeurs, gourous, hommes et femmes sages qui m’avaient conduit à un niveau d’éveil supérieur. De plus, avec plusieurs années de thérapie à mon actif, qui n’avaient mené nulle part, plusieurs années passées à frapper des oreillers et à déchirer des effigies cartonnées de mes parents en tout petits morceaux, je pensais que j’avais déjà « guéri » de mes rapports à eux. J’ai donc décidé d’ignorer son conseil.
Pourtant, quelque chose avait touché une corde sensible en moi. Je ne parvenais pas à ignorer ce qu’il m’avait dit. Je commençais enfin à comprendre qu’aucune expérience n’est jamais perdue. Tout ce qui nous arrive vaut quelque chose, que l’on en reconnaisse tout de suite la portée ou pas. Tout ce qui se passe dans nos vies nous conduit en définitive quelque part.
J’étais cependant décidé à garder intacte l’illusion de qui j’étais. Je n’avais qu’à me cramponner au fait d’être un méditateur accompli. J’ai donc voulu rencontrer un autre maître spirituel, qui, cette fois j’en étais sûr, allait mettre les choses au clair. Cet homme offrait chaque jour son amour divin à des centaines de gens. Il allait certainement voir en moi la personne profondément spirituelle que je m’imaginais être. Une fois encore, j’ai attendu une journée avant que ce soit mon tour. J’étais le prochain à passer. Et il est arrivé ce qui devait arriver. Une fois encore. Les mêmes mots. « Appelle tes parents. Rentre chez toi et fais la paix avec eux. »
Cette fois, j’ai entendu les mots prononcés.
Les grands professeurs savent. Les vrais, les grands, se moquent de savoir si vous adhérez à leurs enseignements ou pas. Ils soumettent une vérité, puis ils vous laissent seul pour que vous découvriez la vôtre. Adam Gopnik a écrit sur la différence entre les gourous et les professeurs dans son livre Through the Children’s Gate : « Un gourou se donne à nous puis nous donne son système ; un professeur nous donne son sujet avant de nous livrer à nous-mêmes. »
Les grands professeurs comprennent que le lieu d’où nous venons affecte le lieu où nous allons, et que ce qui reste irrésolu dans notre passé a une influence sur notre présent. Ils savent que nos parents sont importants, qu’ils soient de bons parents ou pas. C’est inévitable : l’histoire familiale, c’est notre histoire. Qu’on le veuille ou non, elle réside en nous.
Quelle que soit l’histoire que l’on entretient avec eux, nous ne pouvons pas effacer ou chasser nos parents de nous. Ils sont en nous, et nous faisons partie d’eux – même quand nous ne les avons jamais rencontrés. Les rejeter ne fait que nous mettre à distance de nous-mêmes et créer toujours plus de souffrance. Ces deux professeurs l’avaient vu. Moi pas. Mon aveuglement était aussi vrai littéralement que métaphoriquement. Je commençais tout juste à me réveiller, et à voir en particulier l’énorme désordre que j’avais laissé chez moi en partant.
Pendant des années, j’avais jugé mes parents avec rudesse. Je me croyais plus compétent, bien plus sensible et humain qu’eux. Je les tenais responsables de tout ce qui, à mon avis, n’allait pas dans ma vie. Je devais désormais retourner les voir pour retrouver ce qui me manquait, ma vulnérabilité. Je venais de comprendre que ma capacité à recevoir l’amour des autres dépendait de ma capacité à recevoir celui de ma mère.
Cela dit, recevoir son amour n’allait pas être aisé. Il existait une telle fracture dans mon lien à ma mère que je me sentais coincé dans un piège à ours à l’idée de me laisser embrasser par elle. Mon corps se recroquevillerait sur lui-même pour former une carapace qu’elle ne pourrait pénétrer. Cette blessure avait affecté chaque aspect de ma vie, en particulier ma capacité à rester ouvert aux autres.
Ma mère et moi pouvions passer des mois sans nous parler. Et quand nous parlions, je trouvais un moyen, que ce soit au travers de mes mots ou du langage corporel que j’utilisais comme armure, pour ne pas tenir compte des sentiments chaleureux qu’elle me montrait. Je paraissais froid et distant. Paradoxalement, je l’accusais de ne pas être capable ni de me voir ni de m’entendre. C’était une impasse émotionnelle.
Bien décidé à réparer notre lien brisé, j’ai réservé un billet d’avion pour rentrer chez moi, à Pittsburgh. Je n’avais pas vu ma mère depuis plusieurs mois. Alors que je remontais l’allée à pied, je sentais mon cœur se serrer. Je n’étais pas sûr de pouvoir réparer notre lien ; je sentais tellement d’âpreté en moi. Je m’étais préparé au pire, et m’étais imaginé la scène : elle m’embrasserait, et moi, voulant fondre dans ses bras, je ferais cependant exactement le contraire. Je deviendrais dur comme de l’acier.
Et c’est à peu près ce qui est arrivé. Pris dans une embrassade que je pouvais difficilement supporter, j’avais de la peine à respirer. Je lui ai cependant demandé de me garder dans ses bras. Je voulais connaître, de l’intérieur, la résistance de mon corps, savoir où je me recroquevillais, quelles sensations apparaissaient, comment je me refermais sur moi-même. Rien de nouveau. J’avais déjà observé cette façon de réagir dans mes relations avec les autres. Mais cette fois-là, je ne me suis pas enfui. J’avais décidé de soigner cette plaie à la source.
Plus elle me serrait dans ses bras, plus je me disais que j’allais exploser. Je ressentais une douleur physique. Je vacillais entre douleur et engourdissement. Puis, après un long moment, quelque chose a cédé. Ma poitrine et mon ventre se sont mis à trembler. J’ai commencé à m’assouplir, et ce, plus encore dans les semaines qui ont suivi.
C’est lors d’une de nos nombreuses conversations à cette époque-là qu’elle m’a raconté, avec une certaine désinvolture, un épisode de mon enfance. Ma mère avait dû être hospitalisée pendant trois semaines pour une opération de la vésicule biliaire. Sachant cela, j’ai commencé à reconstituer ce qui se passait à l’intérieur de moi. C’est alors, vers l’âge de 2 ans, au moment où ma mère et moi avions été séparés, que je m’étais inconsciemment endurci dans mon corps. À son retour à la maison, je ne me fiais plus à elle pour s’occuper de moi. Je ne me montrais plus vulnérable avec elle. Au lieu de ça, je la rejetais et j’ai continué à faire cela pendant les trente années qui ont suivi.
Un autre épisode de ma petite enfance a sans doute contribué à la peur que j’ai nourrie de voir ma vie soudainement gâchée. Ma mère m’a dit qu’elle avait accouché de moi avec difficulté, et que les médecins avaient eu recours aux forceps. Par conséquent, je suis né avec de nombreux hématomes et un crâne partiellement déformé, ce qui n’a rien d’extraordinaire lors d’un tel accouchement. Mais ma mère m’a confié à regret que mon apparence physique l’avait d’abord rebutée et qu’elle avait eu du mal à me prendre dans ses bras. Cette histoire résonnait et m’aidait à expliquer ce sentiment d’anéantissement intérieur. En l’occurrence, des souvenirs traumatiques de ma naissance resurgissaient dans mon corps chaque fois que je « donnais naissance » à un nouveau projet ou que je présentais un travail inédit en public. Le fait même de comprendre cela m’a apaisé ; et nous a également permis, de manière inattendue, de nous rapprocher l’un de l’autre.
En renouant avec ma mère, j’ai aussi commencé à retrouver un lien avec mon père. Depuis le divorce de mes parents quand j’avais 13 ans, mon père, un ancien sergent de la marine et ouvrier du bâtiment, vivait toujours dans le même petit appartement délabré, qu’il n’avait jamais daigné rénover. De vieux outils, des boulons, des vis, des clous et des rouleaux de fil électrique, du chatterton, jonchaient le sol jusque dans le couloir, comme toujours. Nous étions plantés au milieu d’une mer de fer et d’acier rouillé quand je lui ai dit qu’il m’avait manqué. Les mots semblaient s’être évaporés dans le vide. Il ne savait pas quoi en faire.
J’avais toujours rêvé d’entretenir une relation forte avec mon père, mais ni lui ni moi ne savions comment nous y prendre. Cette fois-là pourtant, nous n’avons pas cessé de parler. Je lui ai dit que je l’aimais et que c’était un bon père. J’ai partagé avec lui les souvenirs que j’avais de ce qu’il avait fait pour moi quand j’étais petit. Je sentais bien qu’il écoutait ce que je disais, même s’il réagissait en haussant les épaules ou en changeant de sujet, comme pour montrer le contraire. Nous avons passé de nombreuses semaines à parler et à partager des souvenirs. Un jour que nous déjeunions encore ensemble, il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit : « Je ne pensais pas que tu m’avais aimé un jour. » J’avais du mal à respirer. Il était évident que nous souffrions profondément tous les deux. À ce moment précis, une brèche s’est ouverte dans nos cœurs. Parfois, le cœur doit se briser pour s’ouvrir à nouveau. Nous nous étions enfin mis à exprimer notre amour l’un pour l’autre. Je pouvais désormais constater les effets de la confiance que j’avais mise dans les mots de mes professeurs, et les effets de mon retour pour renouer avec mes parents.
Pour la première fois de ma vie, j’acceptais volontiers de recevoir l’amour et l’attention de mes parents, non pas comme je l’avais espéré auparavant, mais à leur manière à eux. Quelque chose s’était ouvert en moi. Peu importait comment ils pouvaient ou ne pouvaient pas m’aimer. Il importait seulement que je puisse recevoir ce qu’ils avaient à me donner. Ils étaient les parents qu’ils avaient toujours été. La différence se trouvait en moi. Je les aimais à nouveau, comme j’avais dû les aimer étant bébé avant de connaître une rupture dans mon lien à ma mère.
Le fait d’avoir été séparé de ma mère tout petit, ainsi que les traumatismes du même ordre dont j’avais hérité dans mon histoire familiale – précisément, trois de mes grands-parents avaient perdu leur mère dans leur petite enfance, et le quatrième avait perdu son père alors qu’il était encore bébé (en même temps que l’attention de sa mère, accablée par le chagrin) –, tout cela avait forgé mon langage secret de la peur. Les mots « seul », « démuni » et « anéanti », comme les sentiments que j’y associais, n’avaient plus le pouvoir de me fourvoyer. On m’avait accordé une nouvelle vie, et le fait d’avoir renoué avec mes parents y était pour beaucoup.
Dans les mois qui ont suivi, j’ai rétabli un lien plus tendre avec ma mère. Son amour, qui m’avait semblé autrefois invasif et déplaisant, me paraissait désormais apaisant et fortifiant. J’ai également eu la chance de passer seize années encore auprès de mon père avant qu’il ne meure. Les quatre dernières années de sa vie, alors qu’il avait succombé à la démence, mon père m’a sans doute donné la plus belle leçon que j’aie jamais apprise sur l’amour et la vulnérabilité. Ensemble, nous nous retrouvions dans ce lieu au-delà des pensées, de l’esprit, où seul demeure l’amour le plus profond.
Lors de mes voyages, j’ai eu de nombreux professeurs. Quand j’y repense, pourtant, c’est bien mon œil, mon œil stressé, harassé, effrayant, qui m’avait conduit autour du monde, ramené à mes parents, et pour finir, à travers tous les traumatismes familiaux, à mon cœur. Mon œil avait été le meilleur de tous mes professeurs.
À un moment, j’avais même arrêté de penser à mon œil, et je ne me préoccupais plus de savoir s’il allait mieux ou moins bien. Je ne m’attendais plus à voir nettement un jour prochain. Pour une raison ou une autre, cela n’avait plus d’importance. Peu de temps après, j’ai retrouvé la vue. Je ne m’y attendais pas. Je n’en avais même pas éprouvé le besoin. J’avais appris à me sentir bien quoi que mon œil ait décidé de faire.
Aujourd’hui, j’ai une vision parfaite, même si mon ophtalmologiste jure que les cicatrices encore présentes sur ma rétine devraient m’empêcher de voir quoi que ce soit. Il se contente de secouer la tête et présume que les signaux lumineux doivent par un moyen ou un autre réussir à ricocher et à contourner la fovéa, partie centrale de la rétine. Comme dans bien des histoires de guérison et de transformation, ce qui ressemblait à de l’adversité au départ n’était en fait qu’une bénédiction déguisée. L’ironie de la chose, c’est que j’ai arpenté les quatre coins de la planète à la quête de réponses, et que j’ai trouvé les moyens de guérir en puisant au fond de moi des ressources qui attendaient d’être dénichées.
En fin de compte, la guérison est intérieure. Heureusement, mes professeurs m’ont ramené à mes parents, et chez moi, en moi. En chemin, j’ai découvert les histoires de ma famille qui m’ont finalement apaisé. Par gratitude, et grâce à ma liberté retrouvée, j’ai pris pour mission d’aider les autres à découvrir la liberté qui est la leur.
C’est le langage qui m’a fait entrer dans le monde de la psychologie. En tant qu’étudiant d’abord, puis comme clinicien, je ne me suis jamais beaucoup intéressé aux tests, aux théories et aux modèles comportementaux. J’entends plutôt une langue. J’ai développé des techniques d’écoute, et j’ai appris tout seul à entendre ce que les gens disent au-delà de leurs plaintes, en dessous de leurs vieilles histoires. J’ai appris à les aider à identifier les mots qui les mènent à l’origine de leur souffrance. Et même si certains théoriciens prétendent que le langage disparaît lors d’un traumatisme, je suis le premier à pouvoir témoigner que le langage n’est jamais perdu. Il erre dans les domaines de l’inconscient, dans l’attente d’être révélé.
Ce n’est pas un hasard si le langage est pour moi un outil puissant dans le processus de guérison. Autant que je m’en souvienne, le langage a toujours été mon professeur, le moyen par lequel j’organise et je comprends le monde. J’écris des poèmes depuis l’adolescence, et je suis prêt à tout laisser tomber (enfin, presque tout) quand je sens des mots de première importance sur le point de déferler. Je sais qu’en cédant à ce déferlement, j’aurai accès à des perspectives qui m’auraient autrement été inaccessibles. Dans ma propre démarche, repérer les mots « seul », « démuni » et « anéanti » était essentiel.
De bien des façons, guérir d’un traumatisme s’apparente à l’écriture d’un poème. Dans les deux cas, il faut trouver le bon moment, les bons mots, et la bonne image. Une fois tous ces éléments alignés, le sens surgit et se ressent jusque dans le corps. Pour guérir, notre allure doit être juste. Si l’on arrive trop vite sur une image, il est possible qu’elle ne trouve pas racine. Si les mots qui nous réconfortent émergent trop tôt, il se peut qu’on ne soit pas prêt à les recevoir. Si les mots sont imprécis, nous ne les entendrons peut-être pas, ou rien ne les fera résonner en nous.
Au fur et à mesure de ma pratique, que ce soit dans mes cours en tant que professeur ou dans les ateliers que j’anime, j’ai combiné les idées et les méthodes apprises lors de ma formation en traumatismes familiaux héréditaires avec ce que je sais du rôle crucial du langage. J’appelle cela l’« approche du langage intérieur ». En posant des questions spécifiques, j’aide les gens à découvrir la cause originelle des symptômes physiques et émotionnels qui les enlisent. En découvrant le langage approprié, on ne révèle pas seulement le traumatisme, on dévoile aussi les outils et les images nécessaires à la guérison. Avec cette méthode, j’ai pu observer des motifs profondément enracinés de dépression, d’angoisse, et de manque balayés en un instant de révélation.
C’est le langage, le langage enfoui de nos inquiétudes et de nos peurs, qui nous sert de véhicule dans ce voyage. Il est fort possible que ce langage ait vécu en nous toute notre vie. Il se peut qu’il ait vu le jour avec nos parents, ou bien des générations avant, avec nos arrière-grands-parents. Notre langage intérieur fait tout pour être entendu. Il nous invite à emprunter le chemin où il nous conduit et à entendre son histoire, il a le pouvoir de désamorcer nos peurs les plus intenses.
En chemin, il se peut que nous rencontrions des membres de notre famille que nous connaissons, d’autres pas. Certains sont morts depuis des années. D’autres encore n’ont même pas de lien familial, mais leur souffrance ou leur cruauté a pu changer le destin de notre famille. Il arrive aussi qu’un secret ou deux se révèlent dans ces histoires enfouies depuis si longtemps. Mais quel que soit l’endroit où cette exploration nous mène, mon expérience me pousse à penser que nous arrivons à une nouvelle étape de notre vie, forts d’un plus grand sentiment de liberté dans nos corps et capables d’être en paix avec nous-mêmes.
Dans ce livre, j’ai repris les histoires des gens avec qui j’ai travaillé en atelier, en formation ou en sessions individuelles. Dans chaque cas, les détails sont véridiques, mais pour des raisons de confidentialité, j’ai changé leurs noms et autres caractéristiques qui puissent les identifier. Je leur suis très reconnaissant de m’avoir fait partager le langage secret de leurs peurs, de m’avoir fait confiance, et de m’avoir permis d’entendre ce que leurs mots cachaient d’essentiel.

Cette douleur n’est pas la mienne
Mark Woolyn
Editions Le Courrier du livre
318 p. – 16 x 23 cm – 21€