Chroniques d'Abba

Livre 1 : Aimé

Prologue

J’ai toujours cherché à être aimé.
Chaque chose que je faisais, chaque parole que je disais, chacun de mes comportements le montrait.
Chacune de mes décisions implorait.
Chaque partie de moi suppliait.
Chaque souffle demandait.
C’était l’écho même du battement de mon cœur :

« Aimez-moi ! »

Pourtant, je n’ai pas eu tout ce que je désirais : Mon besoin n’a pas été comblé.
« La vie est ainsi faite », me direz-vous.
Peu à peu d’autres vérités ont pris place dans mon cœur, et j’ai abandonné l’idée loufoque que l’on puisse m’aimer, me désirer, m’apprécier simplement pour qui je suis.
Ces vérités, que j’ai pensées normales, m’ont conduit à vivre de manière « acceptable ».
Vous savez, ces vérités que l’on n’ose pas s’avouer mais qui, sans nous en rendre compte, dirigent toute notre vie.
J’ai donc vécu, sous la direction de ces principes de vie…
Mais peut-on vraiment dire « vécu » ? Il serait plus honnête de dire, survécu.

Vous trouvez que je suis trop abstrait ? Quand vous aurez lu mon histoire vous y verrez beaucoup plus clair, je vous l’assure.

Je ne me suis pas encore présenté.
Je suis un garçon de treize ans que l’on pourrait décrire comme normal. J’ai des rêves plein le cœur, des projets plein la tête. Pourtant, la terrible réalité de mon expérience me remet sans cesse les pieds sur terre.

Du plus loin que je me souvienne, mon enfance a été marquée par la solitude. J’avais pourtant de nombreux frères et sœurs et des parents qui faisaient de leur mieux pour nourrir leurs six enfants. Cette solitude était surtout intérieure. Je la trouvais normale.

J’avais également un autre problème. Une douleur physique logée dans mes entrailles qui était ma compagne à chaque instant. Parfois, lorsque j’étais triste, je la sentais très présente. Lorsque je parvenais à éloigner mes pensées de moi- même, je la ressentais moins. Mais elle n’était jamais très loin : elle profitait de toutes les situations favorables pour se réveiller.
Je ne sais par quel mécanisme étrange, la douleur semblait me parler. Elle était très volubile.

Tout le monde m’appelait « Petit ». C’est vrai que je n’étais pas très grand et en tant qu’avant-dernier enfant de la fratrie, ce prénom était tout choisi.
Je n’ai d’ailleurs jamais su qui me l’avait donné.
Après tout, cela me convenait bien, car aux champs, les tâches les plus difficiles étaient confiées à mes frères. A la maison, ma sœur Alicia prenait grand soin de moi. Il y avait des avantages à être « Petit ».

C’est vrai qu’on m’aimait… De manière imparfaite certes, mais l’amour parfait n’existant pas, je me suis contenté des cadeaux que la vie me donnait.

Le problème, c’est que bien souvent, elle ne m’en donnait pas.

PARTIE I – MA FORTERESSE

Chapitre 1 

Le Prince Lumière, despote narcissique, régnait en maître absolu sur le Pays Sombre. On avait nommé ainsi ces terres à cause de leur position enclavée entre les montagnes. Cette immense cuvette naturelle retenait les nuages et les rayons du soleil y perçaient rarement. Même à la belle saison, les hauts sommets cachaient l’astre brillant et faisaient tomber la nuit si tôt que l’obscurité semblait omniprésente.
Mon père était le gérant du domaine de la Clairière, petit lopin de terres agricoles. Nous y travaillions dur toute l’année pour recueillir le fruit de notre labeur. Cette année, l’été avait été très sec et les récoltes de maïs n’étaient guère abondantes.
Il faut dire que la vie n’était pas facile dans cette Principauté. Toutes les terres étaient annexées et mises en fermage aux paysans qui avaient le droit de les cultiver moyennant la moitié de leurs récoltes. Chaque année, je redoutais avec angoisse ce terrible moment où la garde venait prélever les lourdes taxes en nature.
L’année de mes treize ans, un après-midi d’été, la petite troupe de soldats envoyée par Lumière s’était introduite sur le domaine de la Clairière. J’avais immédiatement cessé de jouer de ma petite flûte en bois en les voyant arriver au loin. Comme souvent, j’étais caché dans mon refuge favori : un grand chêne centenaire qui trônait au milieu de la cour. Cet arbre immense avec ses branches épaisses avait un feuillage encore abondant qui me cachait du regard de tous.
Les soldats me semblaient très grands avec leurs longues épées, leurs grands chevaux et leurs grosses voix.
En sécurité dans mon arbre, je pouvais voir leurs amples capes noires qui les couvraient jusqu’aux pieds alors qu’ils se déployaient dans la cour.
L’un d’eux, sûrement leur chef, ouvrit un parchemin et lut d’une voix forte :
— Fermier ! Selon les ordres du Prince Lumière, Maître de cette terre, apportez la moitié de vos récoltes dans ce chariot.
Mon père était plus angoissé qu’il ne voulait le montrer. Il devait garder la tête haute pour que ses fils, alignés derrière lui, ne tremblent pas à leur tour. Mes sœurs et ma mère n’étaient pas sorties de la maison. On ne savait jamais avec cette bande d’ivrognes sans scrupules. On avait tellement entendu d’histoires sordides que l’on se méfiait.
— Tomás, va chercher le blé avec tes frères pendant que je vais chercher les fruits, ordonna mon père.
Alors que nos sacs arrivaient un à un pour s’empiler sur le chariot, le soldat en chef descendit de sa monture et préleva un sac supplémentaire qu’il mit directement sur sa selle. Cela déclencha des ricanements de la part des autres cavaliers. De toute façon, il valait mieux ne rien dire et laisser faire.
Puis il fixa soudainement mon grand frère.
— Hey fermier ! Montre-moi ce garçon de plus près, je veux le voir !
Mon père s’exécuta et plaça Tomás devant lui. Il était très nerveux, je le savais.
Le soldat l’observa, puis se tourna pour questionner les autres cavaliers du regard. Ceux-ci répondirent par des hochements de tête.
— Par ordre du Prince Lumière, je réquisitionne les meilleurs mâles de chaque famille pour qu’ils servent au palais, dit le chef.
— Non ! s’écria ma mère depuis la porte entrebâillée. Mon fils… Ne le prenez pas ! Elle n’avait perdu aucune miette de ce qui se passait dehors et s’élança en direction de son aîné.
Le chef s’interposa.
— Femme, nous n’avons pas le temps de faire du sentiment. Votre fils sera bien nourri. Il sera mieux à la ville que dans cette ferme.
— Je vous en supplie… implora ma mère en tombant sur ses genoux.
Inflexible, le soldat se détourna sans daigner lui répondre et saisit Tomás par le bras.
— Allez, embarquez-le !
Malgré les cris et les supplications maternelles, rien n’empêcha mon frère d’être poussé et attaché sur le chariot.
Arraché brusquement à sa famille, il ne semblait pas comprendre ce qui lui arrivait. La troupe se mit en mouvement et quitta lentement le domaine de la Clairière, lourde de son précieux butin.
Impuissant, mon père prit ma mère dans ses bras pour la soutenir dans son désespoir. Je savais que personne ne pourrait rien faire.
Caché dans mon arbre, j’étais pétrifié. D’abondantes larmes ruisselaient sur mes lèvres encore tremblantes. Sans voix, invisible et rongé de culpabilité, je pris conscience que je n’avais pas agi et que mon frère venait d’être enlevé.

***

La nuit était tombée depuis longtemps et toute la maisonnée dormait. Alicia, ma sœur aînée, celle qui avait dix- huit ans, vint se glisser près de mon lit.
— Petit ? Tu dors ? chuchota-t-elle.
Je ne dormais évidemment pas. Comment dormir après une telle journée ? Sans mot dire, je tournais mon visage vers elle.
La pleine lune nous servait de lumière.
— Tu n’as rien dit depuis cet après-midi, qu’est-ce qu’il y a ?
Je me retins de pleurer. Alicia avait toujours su lire en moi. Elle trouvait toujours les mots qui m’aidaient à exprimer mes émotions.
— Tu ne pourrais pas comprendre, répondis-je.
— Essaie au moins de l’expliquer à ta grande sœur préférée.
Elle essayait de me mettre à l’aise. Ça marchait un peu.
— Je… je pense que tout cela est ma faute, que j’aurais dû arrêter les soldats.
— Ne dis pas de bêtises, tu es trop petit pour arrêter qui que ce soit.
— Mais j’avais mon lance-pierre, j’aurais pu les mettre en fuite.
— Ça n’aurait rien changé, tu aurais seulement reçu une bonne rossée.
— Pourquoi suis-je si petit ? dis-je en gémissant.
— Tu es comme ça et tu n’y peux rien, mais un jour ça changera.
— Tu crois ?
— Bien sûr, tout le monde grandit, il faut garder espoir.
— Tu trouves que notre vie offre de l’espoir ?
Elle fit une pause et enfouit son visage dans ses mains.
— Petit, je suis moi aussi terrifiée par ce qui est arrivé aujourd’hui, par ces coutumes barbares qui obligent les premiers nés à être séparés de leur famille pour travailler au palais.
Lorsqu’elle releva la tête, je vis ses larmes couler.
— Il faut que je te parle d’un endroit, continua-t-elle, où tu pourras trouver de l’espoir mais tu ne dois le répéter à personne.
— Où ça ? dis-moi !
— C’est un pays très lointain…
A cet instant, un grincement de plancher la fit taire et la lampe de mon père apparut en bas de l’escalier. Il ne fallait pas qu’il nous trouve hors du lit à cette heure tardive. Alicia rejoignit sa chambre sur la pointe des pieds et je fis sagement semblant de dormir.
Comment s’endormir après une telle révélation ? Elle avait piqué ma curiosité. Un endroit où l’on pouvait trouver de l’espoir ! Comment pourrais-je m’y rendre ? Mes parents ne voudraient jamais me laisser partir. Était-ce seulement un endroit accessible ?
L’épuisement émotionnel de cette journée eut finalement raison de moi.

***

A la Clairière, la journée commençait de bonne heure. Dès l’aurore, mon travail consistait à entretenir le potager qui était à l’extrémité du domaine. C’était un beau jardin. On y avait planté toutes sortes de fruits et de légumes et il produisait toute l’année en grande quantité. Je le considérais comme le garde-manger de la famille dans lequel le prince ne prélevait jamais rien. Était-ce parce qu’il était caché ou parce qu’on ne le mentionnait pas lors de l’imposition ? Je n’en étais pas sûr. En tout cas, j’étais très fier d’y contribuer et me donnais entièrement à ma tâche.
J’avais en moi cette pensée secrète : si tout le monde mangeait à sa faim à la maison, c’était quand même grâce à mon travail.
Il y avait autre chose de formidable dans ce jardin, outre le fait que j’y travaillais dans la plus grande tranquillité, c’est que j’y étais libre : J’avais toujours avec moi cette petite flûte de bois à laquelle j’étais très attaché. Même si je n’étais pas musicien, j’aimais les sons que je pouvais en faire sortir. Ils me permettaient de m’évader. Quand personne ne me voyait, je montais sur la colline qui surplombait le jardin. Là, à l’orée de la forêt, je faisais sortir de mon instrument des notes douces et mélancoliques que je n’oserais partager avec personne.
Depuis ce point de vue, de temps en temps, lorsque la brume était levée, je pouvais distinguer au loin la ville fortifiée. Symbole fort du pouvoir autoritaire et également capitale du Pays Sombre. Elle abritait la cour du Prince Lumière. Ces nobles personnes vivaient dans le château qui trônait au milieu de la cité. Mon père s’y rendait de temps en temps pour régler des questions administratives.
Ce château était grand, avec des remparts gris clair et très fortifiés. Du moins c’était ce que je pouvais voir depuis ma colline. Je n’y étais jamais allé, mais quelque chose là-bas m’attirait. J’imaginais un palais où se déroulaient des fêtes somptueuses avec des buffets débordants de nourritures. Je voyais déjà les joutes des chevaliers courageux qui tentaient de gagner le cœur des belles dames.
Désormais, mon frère Tomás y vivrait pendant longtemps. J’espérais qu’il allait bien. J’aimais beaucoup mon frère, même s’il ne me le rendait pas. Il me faisait rire et mettait toujours une bonne ambiance. On ne pouvait que le constater depuis son départ : une part de gaieté avait aussi quitté la maison.

***

Alors que j’arrosai les dernières tomates de la saison, Sylvette et Zoé, deux sœurs jumelles à peine âgées d’un an de plus que moi, vinrent me rejoindre pour prendre les légumes ramassés et les amener à ma mère pour la confection du repas.
— Oh non ! Tu as encore tout mouillé ! se plaignit Zoé.
Elle n’était jamais contente. Sylvette n’était pas mieux.
— Et comment veux-tu que j’arrose sans mouiller ? répondis-je laconiquement.
J’avais de la répartie avec ces deux-là. Nous étions les trois plus jeunes et je pense qu’elles étaient jalouses de moi. Pourquoi ? C’était mon prétexte pour me disputer avec elles.
— Tu en mets toujours partout, regarde ! cria Sylvette avec sa voix énervante de pré-adolescente.
A ce stade de la joute verbale, j’avais une folle envie de les arroser toutes les deux, mais la situation s’envenimerait et cela se terminerait devant mon père. Et il n’était pas tendre.
Surtout avec moi d’ailleurs. Je le comprenais : j’étais rarement à la hauteur de ses espérances. Quoi que je fasse, j’étais Petit.
— Tu ne fais jamais comme il faut, ajouta Zoé.
— Allez viens on s’en va, finit par dire Sylvette. De toute façon c’est un bon à rien.
J’avais l’impression, à l’époque, que ces phrases anodines ne m’atteignaient pas. Il n’en était rien. Ces affirmations posées sur moi forgeaient subtilement ma propre identité sans que je ne m’en rende compte.
La douleur qui m’habitait commençait doucement à s’éveiller, là dans ma poitrine. Je ne répondis rien à mes sœurs. C’était le mieux à faire. Je les ignorais consciencieusement. Cela les mettrait en rogne sans que ça puisse me retomber dessus.
C’était parfait.
Je terminai mon arrosage et entrepris de ramasser les légumes que mes sœurs avaient oubliés, essuyant au passage les quelques larmes qui avaient secrètement coulé le long de mes joues. Je rangeai les sceaux près de la source à laquelle je les remplissais. Je finis par m’asseoir et prendre entre mes mains, ma chère petite flûte.
Ma solitude ne dura pas car déjà, j’entendis des bruits de pas qui approchaient, et je m’aperçus avec soulagement que c’était Alicia.
— Ça va Petit ? demanda-t-elle.
— Oui merci, j’ai failli arroser nos deux chères sœurs.
— Elles le méritent parfois, dit-elle en riant.
Alicia était formidable. Je m’en rendais compte chaque jour un peu plus.
— Alors où est cet endroit où il y a de l’espoir ? Dis-moi vite ! demandai-je précipitamment.
Alicia s’assit dans l’herbe et me fit signe de la rejoindre.
— Un jour, on m’a raconté une histoire, une histoire que j’ai beaucoup aimée.
— Raconte-la-moi ! répondis-je, impatient.
— Bon, très bien, mais avant, promets-moi de ne jamais en parler à personne. C’est une histoire que l’on n’a pas le droit de raconter.
— Je te le promets Alicia !
Elle baissa la voix et murmura avec mystère :
— Au-delà du pays sombre, il y aurait un autre pays.
— Un autre pays ?
— Un pays magnifique où le soleil brille tout le temps.
— Incroyable ! soufflai-je en regardant le ciel éternellement gris qui nous couvrait au quotidien.
Un pays où tout le monde est libre. Un pays où l’on n’a pas à payer de lourds impôts à un prince qui ne se soucie pas de notre bien-être. En résumé, un pays où la vie est belle.
— Mais pourquoi personne ne va dans ce pays ? demandai-je choqué.
— N’oublie pas que c’est une histoire. Je ne sais même pas si ce pays existe vraiment.
Je fronçai les sourcils.
— Tu ne penses pas qu’il puisse exister ? Alors pourquoi est-ce que tu m’en parles ?
En voyant son regard me fuir, je sus que ma question avait touché dans le mille.
— Je crois que ça me permet de rêver, de m’évader d’ici, dit-elle avant de reprendre d’un ton autoritaire. Attention ! Je ne veux pas t’entendre parler de cette légende à quiconque. C’est bien d’accord ? Je tiens cela d’un garçon d’une ferme voisine, qui a entendu parler d’un vagabond qui y serait allé.
— Oui Alicia. C’est promis, dis-je en lui présentant ma main ouverte. Elle y posa délicatement la sienne. C’était de cette façon que nous nous promettions de garder un secret.
— Je rentre à la maison. Ne tarde pas, dit-elle en s’éloignant.

Ma bouche avait promis, mais ma tête était déjà pleine de rêves. Imaginez, un pays si magnifique ! Il fallait absolument que je le trouve, quoi qu’il en coûte et où qu’il soit.
Je me fis la promesse que je trouverai ce lieu merveilleux, que j’y emmènerai Alicia, ainsi que toute ma famille. Je les sauverai de ce pays brumeux et sombre. Peut-être qu’en devenant leur héros, je ne serais plus à leurs yeux ce petit frère si insignifiant.
Un rayon de soleil perça l’épaisse couverture de brume. Je me rendis sur la petite colline pour essayer de voir le palais encore une fois. Comme il m’attirait ! Là-bas je trouverai des réponses à mes innombrables questions.
Pendant toute la matinée, j’avais travaillé comme un forcené. Mon jardin n’avait jamais été aussi propre, bien désherbé et consciencieusement arrosé. Je préparai un cageot avec de magnifiques poireaux et des salades énormes. J’avais aussi déterré plusieurs kilos de pommes de terre, celles qui avaient cet arrière-goût sucré si délicieux. Les fruits n’étaient pas en reste ; j’ajoutai des pommes vertes et des mirabelles juteuses.
Je déposai ma flûte dans un seau à moitié dissimulé dans un buisson. Je saurai où la trouver le moment venu.
Ma caisse placée sur une brouette, je descendis à la ferme pour déposer ma récolte.
Alors que j’entrai dans la cour de la ferme, j’entendis soudain des éclats de voix anormaux.
Je m’approchai discrètement et m’immobilisai contre l’épaisse porte pour écouter. Je n’entendais que des bribes de cette conversation animée.
— Penses-tu réussir à voir Tomás ? demandait ma mère avec insistance.
— Je t’ai dit que je ferais (…) pour le trouver, répondit la voix de mon père.
— Le Prince Lumière n’a pas respecté (…) !
— Doucement, ne dis pas du mal du Prince, (…) beaucoup aidé, tu le sais très bien.
— Ce n’était pas Tomás qui devait (…) au château.
— Je sais mais (…) décidé ainsi.
— C’est injuste ! Tomás (…) vrai fils lui ! Il n’aurait jamais dû partir !
Ma mère était apparemment très en colère mais je ne comprenais pas précisément pourquoi.
— Viens ma chérie, calme-toi, dit mon père.
— J’ai souffert pour tous les (…) que j’ai accouché. Pour tous les quatre ! Et voilà comment je suis récompensée, dit ma mère en sanglotant. Nous n’aurions (…) prendre ces deux enfants à la maison.
— Ne t’inquiète pas, le prince acceptera l’échange (…) Tomás. Après tout c’est lui qui nous a confié les deux enfants, il devra les reprendre et (…) dans l’ordre.
Je déposai ma brouette et me dépêchai de retourner dans mon jardin avant que mon père ne sorte.

***

Un mois passa.
L’été avait fait place à l’automne et à sa période de pluie qui exhalait le doux fumet de la terre humide lorsque je marchais dans mon jardin.
La nuit semblait être tombée plus rapidement que la veille. En effet, d’énormes nuages étaient venus, tels une chape de plomb recouvrant toute la région. L’horizon avait soudain disparu dans l’obscurité. Le ciel et la terre s’étaient retrouvés unis dans une masse uniforme.
La famille était réunie dans la grande pièce avant le repas du soir.
Cela me laissait du temps pour observer mes frères et sœurs. Claus, de deux ans mon aîné, mettait du bois dans l’âtre alors que Sylvette et Zoé triaient du maïs. Alicia aidait ma mère à laver le linge un peu plus loin.
Il m’était impossible de deviner lesquels étaient les enfants dont mes parents avaient parlé, sans devoir le leur demander, et il était hors de question qu’ils sachent que je les avais écoutés en secret.
Ma mère sortit de l’âtre un magnifique pain au maïs que tout le monde appréciait pour accompagner le lard de la soupe. L’odeur de ce pain excita mes papilles comme à son habitude. Jamais je ne me lassais de cette mie fondante emprisonnée dans une croûte dorée et à la réflexion c’était heureux, car j’en mangeais tous les soirs.
Alors que je finissais ma troisième assiette, en essuyant les quolibets des jumelles, tout le monde se tut. Mon père semblait vouloir prendre la parole. Il le faisait rarement ; ce devait donc être important.
— Demain, je me rendrai au château pour remplir les formalités de recensement. J’en profiterai pour voir votre frère et lui donner des provisions.
J’arrêtai de manger. Quelque chose me gênait, je ne savais pas dire quoi.
— La route est longue et j’aurai besoin d’aide pour tirer l’âne. Je vais demander à deux d’entre vous de m’accompagner.
D’habitude mon père y allait seul. Pourquoi voulait-il être accompagné cette fois-ci ? Et par deux personnes ?
Mon père posa son regard directement sur moi.
— Petit, tu viendras avec moi, dit-il d’une voix calme.
Une chose devenait évidente à mes yeux : c’était de moi dont parlaient mes parents ce fameux matin. S’il m’emmenait, c’est que je n’étais pas un fils de la maison. Je ne l’avais jamais été.
La douleur qui m’habitait s’éveilla, puissante, féroce, comme une tornade qui vint percuter mon cœur.
Le chef de la maison tourna ensuite son visage vers ma sœur.
— Alicia, tu m’accompagneras aussi.
Je n’en crus pas mes oreilles. Alicia ferait aussi partie du voyage !
Mon frère et mes sœurs semblaient déçus mais aussi jaloux.
— Vous en avez de la chance ! Vous allez voir le château du Prince, bougonna Zoé.
— Oh oui, renchérit Sylvette, ce n’est pas juste.
— Vous allez voir Tomás, s’exclama Claus.
Je venais de comprendre la vraie raison de notre voyage. J’avais du mal à respirer mais je réussis à me contrôler pour que personne ne s’en rende compte.
J’entendis en moi cette phrase : « Tu n’appartiens pas à cette famille. » Un bruissement d’ailes raisonna au-dessus de moi, ça ressemblait au bruit d’un oiseau, mais je ne vis rien en levant la tête. J’étais tout simplement choqué.
Alicia souriait, elle semblait satisfaite d’accompagner celui qu’elle croyait être son père. Sa joie me fit frémir. Elle ne soupçonnait même pas la terrible vérité.
Le départ était prévu avant le lever du soleil.

Chroniques d’Abba

Livre 1 : Aimé

Youen Le Dily

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