Le chevalier de Panord
Chapitre 1
Un jour banal
Le réveil de Kylian sonna à 6 h 45. Il fallut une bonne dizaine de minutes au garçon pour se redresser sur son lit et réussir à se lever d’un pas traînant. Après un passage aux toilettes, il s’affala dans le canapé. Sur la table basse, son petit déjeuner était prêt. Il soupira bruyamment, le visage fermé et tendit le bras vers la télécommande. Il remplit son bol de céréales au miel, versa du lait froid dessus d’une main, et alluma la télévision de l’autre. L’écran afficha la chaîne d’informations en continu que sa mère regardait. Il pressa deux touches et un programme pour ados apparut. Il entama son repas en regardant sa série américaine préférée qui mettait en scène des jeunes de son âge dont les superpouvoirs révélés une centaine d’épisodes auparavant leur avaient permis de sortir du marasme de leur existence insipide. Kylian n’en ratait aucun. Tous les jours, il allumait à la minute précise où commençait son feuilleton et comme tous les matins, après vingt minutes de rebondissements improbables, d’humour mièvre et d’effets spéciaux à petit budget, l’épisode s’acheva sur une fin pleine de suspens qui l’obligerait à se lever le lendemain pour savoir comment allaient s’en sortir ses héros.
Le jeune garçon laissa alors son bol sur la table basse, dans une flaque de lait, se leva et traîna des pieds jusqu’à la salle de bain qu’il trouva occupée.
— Ouvre ! cria-t-il. C’est mon tour !
— Bah tu vas attendre un peu ! lui répondit la voix agacée de sa grande sœur. T’as qu’à débarrasser ton petit-déj’ au lieu de poireauter !
Kylian donna un coup de pied dans la porte pour marquer son mécontentement et alla s’effondrer sur son lit en attendant que la pièce se libère.
Quand enfin la serrure cliqueta, l’adolescent se leva pour plonger dans l’atmosphère chaude et saturée de parfum de la salle d’eau. Il entreprit de coiffer sa tignasse noire avec du gel.
Ce n’était pas une mince affaire : ses cheveux crépus étaient récalcitrants à l’ordre, et la quantité de pâte transparente utilisée chaque matin pour les dompter était énorme.
— Brosse-toi les dents au lieu de faire ça ! lança sa sœur en passant la tête par la porte. Vaut mieux avoir bonne haleine que ressembler à un pot de colle !
— Mais dégage ! T’es trop relou ! cria Kylian en claquant la porte au nez de Chloé.
Sa coiffure était satisfaisante et il termina sa toilette. Il avait encore trois minutes avant de partir pour le collège. C’était largement suffisant.
C’était un mardi de novembre. La veille, les adolescents avaient repris les cours après deux semaines de vacances de la Toussaint. Kylian fut, comme chaque jour, le dernier à franchir le portail avant sa fermeture. S’il n’avait pas beaucoup de points forts notables au niveau scolaire, sa ponctualité, elle, était redoutable. Toujours pile à l’heure, à l’extrême limite du retard.
Alors que les élèves se dirigeaient vers leurs salles respectives en se groupant en rang d’oignons dans les couloirs, le garçon marchait de son éternel pas assuré. Il mettait un point d’honneur à toujours regarder les autres élèves droit dans les yeux, car il savait à quel point cela pouvait les mettre mal à l’aise.
Lorsqu’il arriva devant sa salle de classe, la moitié de ses camarades étaient déjà entrés. Il aperçut Maxime. Loin d’être son ami, le garçon un peu chétif était en réalité la cible privilégiée de Kylian. Depuis le début de l’année, il l’avait repéré comme le plus faible du troupeau, et en avait fait sa proie.
Kylian lança un grand coup d’épaule au garçon qui ne s’attendant pas à être bousculé, perdit l’équilibre et bouscula les deux filles qui le précédaient. Dans sa chute, ses lunettes furent éjectées et il se jeta à genoux pour les retrouver.
Annabelle et Victoria l’aidèrent à se relever et à ramasser les montures.
— T’es vraiment trop débile, Kylian ! s’écria la première. Tu aurais pu le blesser, ou casser ses lunettes !
Kylian les regarda chacun droit dans les yeux, un sourire narquois plaqué sur le visage, et passa devant eux, indifférent à leurs regards incendiaires.
Comme à son habitude, il se dirigea vers le fond de la classe. Une fenêtre, un radiateur et la plus grande distance entre lui et le tableau numérique, c’était tout ce dont il avait besoin pour passer l’heure de maths dans les meilleures conditions.
Les adolescents s’installèrent et un silence relatif tomba sur la classe. Le professeur, monsieur Longbars, s’affaira immédiatement à distribuer les copies corrigées du dernier devoir. Sa manie de toujours classer les élèves par ordre décroissant était selon lui « une manière efficace de placer sainement les futurs travailleurs en compétition. » C’était en réalité un terrible moment à passer pour les cinq premiers qui se voyaient félicités. Ils savaient qu’ils seraient cités en exemple durant toute l’heure et jusqu’à ce qu’ils sortent du classement. La honte. Être affiché par le prof avec l’étiquette « meilleur élève », ce n’est pas vraiment ce que recherchent les jeunes de cet âge.
Un à un, les camarades de Kylian reçurent leurs copies, assorties de « C’est mieux Clémence, je sens que tu as travaillé » et de « Kamal, je suis agréablement surpris par ce résultat. »
Kylian, lui, regardait par la fenêtre. Comme la rue n’offrait guère d’intérêt, il avait plongé son regard dans les nuages. Ils n’avaient pas de formes particulières. Ils n’étaient même pas beaux. Finalement, le ciel était si morne, que la rue serait moins ennuyeuse à contempler…
— Kylian… dit monsieur Longbars. Voici la dernière copie. Longtemps, j’ai espéré une agréable surprise de votre part, mais… toujours fidèle à vous-même, vous ne savez qu’étaler votre inculture.
Kylian détourna le regard de la rue, regarda l’enseignant de cet air méprisant que le collège entier avait appris à détester, et haussa simplement les épaules.
— Monsieur Clément ! Il faut vous réveiller ! lança le professeur. Avez-vous vu comment vous vous comportez ? C’est à l’image de ce torchon que vous m’avez rendu ! Nul ! Du néant ! Le vide absolu !
Il plaqua la feuille sur le bureau dévoilant le gros 1 rouge qui barrait la feuille quasiment vide.
— Je vous ai mis un point parce que je suis fatigué de justifier vos zéros ! Vous n’essayez même pas ! Vous ne faites pas le moindre effort ! La prochaine fois, je vous suggère de faire une bonne action, rendez-moi un post-it avec votre nom dessus, au moins vous aurez fait quelque chose de bien dans votre vie, vous aurez sauvé un arbre !
La blague eut son petit effet auprès des autres élèves, trop heureux de voir ce casse-pieds être un peu remis à sa place, et des rires s’élevèrent. Kylian sentit ses joues chauffer. Le prof était en train de l’humilier devant tout le monde.
Grisé par l’approbation du reste de la classe, Longbars continua :
— Vous croyez être une terreur, Kylian ? Vous pensez qu’on ne voit pas ce que vous faites à vos camarades ? Si encore vous vous contentiez d’être nul en silence, mais non ! Il faut en plus que vous empêchiez les autres de travailler. Je vais vous dire une bonne chose : aujourd’hui, vous pensez être le plus fort, mais demain, vos camarades, là, tout autour de moi, ce seront eux, vos chefs ! Ce seront eux qui vous diront quoi faire !
Les propos déplacés du professeur trouvèrent à nouveau un public et, les poings serrés, la mâchoire crispée, Kylian entendit les rires et les exclamations d’assentiment de ses pairs.
— Maxime ! Tu pourras l’embaucher juste pour le plaisir de le virer ! cria un garçon.
Maxime n’osa pas lever les yeux de son bureau, bien trop conscient du risque immédiat qu’il courait s’il manifestait le moindre signe de joie à cette idée.
C’en était trop.
Kylian se leva si soudainement que son bureau fut projeté contre le dossier de la chaise devant lui. D’instinct, Longbars recula d’un pas et ne réagit pas quand la cible de ses railleries attrapa la veste et le sac sur le dossier de sa chaise et se dirigea vers la porte.
Le garçon courut dans les couloirs froids de l’établissement. Le sang hurlait à ses oreilles comme une sirène stridente. Les dents serrées, le front plissé de rage, il se sentit emporté dans un torrent d’émotions incontrôlables.
Colère. Colère. Colère.
Il lança un violent coup de pied dans la porte qui menait à la cour. Et le vent froid lui gifla le visage. Il ne lui fallut que quelques secondes pour traverser l’aire goudronnée striée de lignes aux couleurs délavées censées délimiter les terrains de
sports collectifs et les couloirs de course à pied. D’un bond, Kylian se hissa sur le haut portail noir qui le séparait de l’extérieur. Cela semblait si simple de se saisir de sa liberté, de fuir sans penser aux conséquences… Il était dehors.
Personne ne l’avait poursuivi. Personne n’avait cherché à le retenir. Évidemment, ça avait rendu son évasion plus facile, mais cette simple pensée vint l’atteindre en plein cœur.
Personne ne cherchait jamais à le retenir. Personne ne souhaitait passer du temps avec lui. Ça tombait très bien ! Il ne voulait personne non plus !
Sa colère ne diminuait pas. Au contraire, ces pensées qui nourrissaient sa rage le poussaient de façon implacable à éclater.
Hors d’haleine, Kylian s’assit sur un banc aux abords d’un parc pour enfants, désert à cette heure-ci. Le temps de reprendre son souffle, il se prit le visage dans les mains, les coudes posés sur ses genoux et resta là un moment à ne penser à rien.
Un miaulement le tira alors de sa position.
Un chat roux se frottait au pantalon du garçon en poussant de petits cris enroués.
— Qu’est-ce que tu veux toi ? demanda Kylian à haute voix. Tu as faim ?
Le félin répondit aux mots qui lui étaient adressés en ajoutant un ronronnement approbateur à ses quémandages.
— Eh ben, t’as personne pour te nourrir ? T’as pas une famille ?
Ses mots, d’abord secs et sans affection, se tintèrent de la couleur de la colère qui débordait toujours du garçon.
— Dégage de là ! cria-t-il au chat qui ne semblait pas percevoir le problème.
Kylian lança son pied pour frapper la malheureuse bête, s’attendant à le voir déguerpir, mais celle-ci n’esquissa même pas une esquive et prit le coup de plein fouet dans les côtes.
Dans un cri perçant, le chat vola sur deux bons mètres, retomba sur ses pattes, la fourrure gonflée, et disparut en un éclair dans la haie la plus proche.
— Personne ne veut de toi ! hurla Kylian à la bête qui avait disparu.
Il s’arrêta soudain et fronça les sourcils. Son regard avait été attiré par une forme sombre sous les feuilles mortes déplacées par le chat en fuite. Il s’approcha du bosquet, se mit à quatre pattes pour atteindre l’objet et dégagea un sac à dos noir plutôt en bon état. Kylian l’ouvrit sans hésiter et fouilla à l’intérieur. Des feuilles griffonnées de dessins, des crayons de couleur dans une trousse verte et… des bombes de peinture ! Cette journée n’était finalement pas si nulle, pensa-t-il.
Une demi-heure plus tard, le fugitif flânait toujours dans les rues ternes de la ville, quand il vit les grosses lettres bleues
sur la façade d’un bâtiment ancien : « Hôpital pour enfants Pierre et Marie Curie ». Il était déjà venu ici une fois ou deux et savait que la ruelle adjacente donnait sur une façade plus isolée du bâtiment. Le mur parfait pour taguer. Il sourit en secouant les bombes rouges et noires dans ses deux mains. Il s’était toujours demandé si le graffiti était compliqué. La plupart de ses cahiers étaient bien couverts de dessins. Certes, ce n’était pas la créativité qui le caractérisait, mais il trouvait que son coup de crayon était suffisamment bon pour qu’on puisse distinguer un chien d’un cheval… Enfin le plus souvent.
Il s’y donna à cœur joie. Les cinq bombes de peintures furent vidées. Cela prit vingt bonnes minutes au garçon à s’appliquer à dessiner un zombie qui étranglait son prof de maths. Ce temps de créativité l’aida à s’apaiser un peu, mais alors que la dernière bombe expulsa son dernier jet de peinture, la haine remonta comme une marée au changement de lune. Il laissa les cadavres de sprays colorés au sol et se dirigea vers l’avant de l’hôpital. C’est alors qu’il entendit des voix qui le firent se plaquer au mur. Il jeta un regard à l’angle de la ruelle et aperçut, à l’arrière d’une camionnette de livraison, un homme en blouse blanche qui faisait le tour d’un siège roulant flambant neuf. Le livreur, qui attendait avec une poignée de documents à la main, discutait avec le soignant à la manière de ceux qui se côtoient régulièrement et entretiennent de bonnes relations professionnelles.
— Parfait ! dit l’homme en blanc en se relevant. Il est impeccable ce fauteuil !
— C’est le top niveau pour le confort, acquiesça l’autre. Il est très léger en plus, idéal pour les enfants.
Le médecin regarda l’appareil avec un sourire.
— Viens une seconde à l’intérieur, je vais mettre le tampon sur le bon de livraison et tu me montreras les accessoires.
— Je te suis, acquiesça le fournisseur.
Une seconde ? Bien plus qu’il n’en faut pour faire quelque chose de vraiment stupide. Kylian, qui avait tout écouté, dissimulé par la porte de la camionnette, se glissa dans le dos des deux hommes et saisit les poignées du siège roulant. Il desserra les freins et partit en courant en direction du parc de la Motte en poussant l’appareil.
Quelques minutes plus tard, il était en haut de la côte de l’immense espace vert qui flanquait la ville comme un poumon sa cage thoracique. Il hésita une seconde. Quelle était la meilleure manière de faire la descente ? Assis sur le siège en dirigeant les roues avec les mains ? La manière classique quoi… En se hissant derrière le dossier et en se tenant debout ? Trop instable. À genoux sur l’assise et en marche arrière ? Non, les petites roues ne joueraient plus leur rôle stabilisateur. Bon. Va pour la manière classique.
Kylian posa ses mains de part et d’autre du siège, sur les mains courantes rattachées aux roues, et tenta de manœuvrer comme il l’avait déjà vu faire à la télé. Lorsqu’il se rendit compte que ce n’était pas aussi facile que ça en avait l’air, il fit avancer le fauteuil jusqu’au bord de la descente. Alors, il fit ce qu’il savait faire de mieux. Il oublia les conséquences possibles de ses actes, cessa de penser, fit taire toutes les alarmes dans sa tête qui lui criaient de ne pas y aller…
Il s’élança.
Le fauteuil prit rapidement de la vitesse, si bien qu’il devenait difficile de contrôler les deux grosses roues avec les mains. Les petites roues avant se mirent à osciller de droite et de gauche à une fréquence inquiétante et semblaient prêtes à exploser. Alors, Kylian perdit totalement le contrôle. Il ne sut comment cela se produisit, mais le siège vint heurter violemment le montant du trottoir et l’adolescent fut projeté sur la pelouse alors que son véhicule continuait sa route… en faisant des tonneaux. Cinq, six, sept fois, il heurta le sol avant de se figer en une masse informe de tubes d’aluminium et de roues voilées.
Kylian se palpa pour vérifier qu’il n’avait mal nulle part… et se mit à glousser. C’était trop dingue ! Dommage qu’il ait cassé le siège dès la première descente ! Il aurait bien voulu faire un deuxième tour.
Alors tout se passa très vite. Du coin de l’œil, il aperçut deux silhouettes en haut du parc, qu’il reconnut immédiatement. Deux policiers à VTT se dirigeaient vers lui à bonne vitesse. Kylian se releva prestement, tituba une seconde et se ressaisit. Il se mit à courir perpendiculairement à la pente, c’était sa meilleure chance d’échapper aux agents sans s’épuiser.
— Arrêtez-vous ! cria l’un des officiers.
Kylian n’écouta pas et continua sa course. S’il pouvait atteindre les arbres, c’était gagné !
Mais quelques secondes après, un vélo freina juste devant lui, l’obligeant à s’arrêter, tandis que le second venait bloquer sa retraite. Dernière solution : remonter la pente. À vélo, ce serait trop dur de le suivre. Kylian fit un pas, quand une main ferme enserra son poignet.
Chapitre 2
La chambre 07
La voiture de police se gara devant l’hôpital pour enfants. Les deux agents qui avaient pris Kylian en charge à la suite de leurs collègues à VTT descendirent du véhicule dont les lanternes bleues illuminaient par intermittence la façade grisâtre du centre de soins. Les sourcils froncés, les bras croisés, assis à l’arrière du véhicule, le garçon fixait le siège devant lui afin de ne pas croiser les regards inquisiteurs de la petite cohorte à l’extérieur. Toute cette agitation pour ça… Il entendit le coffre de la voiture s’ouvrir puis se refermer. S’ensuivirent les exclamations indignées du personnel soignant, du livreur de matériel médical, du principal du collège qui avait été prévenu en réponse à la déclaration de fugue de l’établissement scolaire.
Alors la porte s’ouvrit et la policière qui conduisait le véhicule lui demanda de sortir. La voix n’était ni douce ni haineuse, mais ne supportait aucune contradiction. Kylian détacha sa ceinture et sortit, les yeux rivés au sol… mais sur ce sol, reposait le cadavre encore chaud du malheureux fauteuil. Quelle honte ! Il se sentait mal à cet instant. Vraiment très mal.
Une femme dans la quarantaine, habillée d’un pantalon en velours et d’une chemise élégante s’approcha de lui.
— Kylian, c’est bien ça ?
Le garçon hocha la tête sans lever les yeux.
— Regardez-moi, Kylian, dit-elle d’un ton ferme.
Il leva les yeux.
— Vous rendez-vous compte que vous avez commis de graves fautes aujourd’hui ? Nous cherchons à joindre votre mère. En attendant qu’elle arrive, vous allez attendre à l’intérieur du bâtiment avec ces messieurs dames de la police.
Il hocha la tête et baissa à nouveau le regard.
Ils entrèrent dans le hall de l’hôpital, le traversèrent et prirent un couloir adjacent. Là, la directrice de l’établissement sortit un trousseau de clés et ouvrit son bureau. Elle dit au garçon de s’asseoir sur une des chaises posées le long du mur et entra. Les policiers ne s’étaient pas assis. Au bout de la coursive, ils bloquaient la sortie tout en passant des coups de
téléphone ou en discutant entre eux à voix basse.
Tout résonnait dans ces grands couloirs aux hauts plafonds.
Il y avait quelque chose de lugubre dans cet environnement dépouillé, un froid glaçant qui prenait au ventre.
Le temps passait. Derrière la porte du bureau, les conversations étouffées de la directrice se succédaient et les deux policiers semblaient absorbés dans leur discussion ronronnante.
Kylian se leva pour se détendre un peu les muscles. La chute dans le parc lui avait laissé quelques douleurs aux bras, aux jambes et aux côtes, et il entreprit de faire des étirements, puis quelques pas de long en large. En voyant que cela ne causait aucune réaction de la part des agents de police, il commença à longer le couloir, les yeux rivés sur les tableaux.
Ils avaient probablement été produits par des enfants de l’hôpital, à partir d’un thème donné : la féérie. Les encadrés allaient de la petite feuille A5, à la grande fresque de quatre mètres sur un. Tous sans exception affichaient des bêtes fantastiques, des cavaliers en armures ou autres elfes, nains, dragons, orcs ou dryades. Kylian leva un sourcil et fit une moue désabusée. Il fallait être bien débile pour dessiner ce genre de bêtises. Les couleurs étaient vives, les traits bien marqués et les scènes épiques. Quelle naïveté !
C’est alors qu’un sanglot résonna dans le couloir. Kylian se figea en tendant l’oreille. Il regarda vers les policiers qui lui tournaient le dos toujours en grande conversation, et regarda de nouveau en direction du bout de la coursive. L’exposition d’art se poursuivait encore quelques mètres avant de disparaître à l’angle du couloir.
Il n’y avait aucune fenêtre ni sur un mur ni sur l’autre, si bien que la pénombre régnait entre les veilleuses vertes des rares issues de secours.
Un nouveau cri, comme une lamentation ou un appel désespéré s’éleva à nouveau, ricochant sur les murs et se mélangea au sifflement d’un courant d’air glacial qui vint ébouriffer les cheveux du garçon.
Il déglutit, guère rassuré. Face à lui, l’obscurité semblait l’appeler, l’attirer. Le souffle froid d’un nouveau courant d’air le fit frissonner, porteur d’une nouvelle plainte. Un pas après l’autre, Kylian s’approcha du bout du couloir, là où il décrivait un virage. Il jeta un œil rapide derrière l’angle du mur et se plaqua contre celui-ci en retenant un cri. Son cœur battait à tout rompre. Qu’avait-il vu ? Il n’en était pas sûr, il y avait une forme, debout, à quelques pas de lui. Un nouveau sanglot résonna comme un écho dans la coursive. C’était une voix d’enfant. La peur lui faisait trembler les jambes, mais la curiosité l’empêchait de repartir. Il risqua un nouveau coup d’œil derrière l’angle. Resta une seconde pour accommoder sur la silhouette immobile… et se rendit compte qu’il s’agissait d’un portemanteau sur lequel était pendue une blouse. Quel idiot ! Tout ceci n’était que le fruit de son imagination.
Nouveau sanglot.
Ça non, en revanche, il ne l’avait pas imaginé. Le son lui arrivait bien plus distinctement et il provenait clairement de la porte entrebâillée du fond du nouveau couloir. Kylian s’en approcha à pas de loup et s’arrêta devant la porte. Un numéro 07 était peint en noir au milieu de l’encadrement… et manifestement, quelqu’un pleurait à l’intérieur. Alors, Kylian passa la tête dans l’ouverture et regarda dans la pièce aux rideaux tirés. La grisaille au-dehors, additionnée aux tentures épaisses, ne laissait que peu de lumière du jour entrer dans la petite chambre. Sur la gauche, un lit énorme trônait, la tête contre le mur où couraient de nombreux tuyaux, fils électriques et passages de câbles. Au centre de ce lit, une frêle silhouette était recroquevillée. Assis, la tête reposant sur ses genoux et les bras enserrant ses jambes, un enfant sanglotait.
— Pourquoi tu pleures ? demanda Kylian avant même d’avoir eu l’idée de parler.
L’enfant releva soudain la tête, visiblement surpris d’avoir de la compagnie.
Le sang de Kylian ne fit qu’un tour. Le jeune patient avait la tête totalement chauve et sa pâleur contrastait avec l’obscurité de la pièce. Il avait un tuyau qui lui passait sous le nez et remontait derrière les oreilles pour redescendre en collier sur sa poitrine, le tout relié à une prise murale.
L’enfant essuya ses larmes du dos de la main et lui répondit d’une voix un peu brisée :
— Je devais recevoir un présent aujourd’hui. Mais il n’arrivera pas…
— Ah, dommage, quel genre de cadeau ? Une télé ?
— Non…
— … Tu dois t’ennuyer ici, c’est tout vide ! dit Kylian, pas intéressé le moins du monde par la réponse de l’enfant. Tu devrais demander une console, plutôt !
— En réalité, il s’agit d’un présent pour m’aider à me déplacer. Mes jambes sont trop faibles pour me porter. Mais quelqu’un l’a volé… et l’a détruit.
— Ah… s’étrangla Kylian.
Son cœur se mit à battre la chamade. Il n’était que trop évident qu’il était le responsable de sa peine.
— J’ai entendu parler d’un fauteuil roulant qui avait été… abîmé…
La lampe au-dessus du lit clignota puis s’alluma de sa lumière froide. Kylian plissa les yeux, ébloui par ce soudain changement de luminosité. Il cligna des paupières quelques secondes tout en se protégeant d’une main en visière. C’est à l’instant où l’enfant reprit la parole qu’il se rendit compte qu’il avait en face de lui une jeune fille d’une dizaine d’années. Sa voix enfantine ne l’avait pas désignée comme telle, mais c’est en croisant le regard flamboyant de colère d’un bleu azur hypnotique, brillant des larmes versées, que le jeune homme comprit qui était face à lui.
— Ce n’est pas un « fauteuil roulant » et il n’a pas été « abîmé », dit-elle d’une voix vibrante d’un mélange de colère et de tristesse intense. C’est un cheval d’une espèce extrêmement rare : un hongre passeur de rêve, et il a été blessé si profondément, qu’il ne pourra jamais plus accomplir sa mission !
Ah ! Rien à voir avec son escapade du matin ! Tant mieux, ça aurait été gênant de se trouver face au destinataire du fauteuil.
— … Et c’est vous qui l’avez blessé ! Et vous me condamnez du même coup, à rester dans votre monde gris et froid… pour des années peut-être ! … Ou à tout jamais…
Sa voix se brisa.
Kylian était perdu. Que racontait-elle là ? On lui avait blessé son cheval et…
— Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai pas touché à ton cheval qui rêve moi !
— Passeur de rêve.
— C’est pareil, j’ai rien fait à ton cheval !
— Vous n’avez donc rien vu de ce que vous avez fait ? s’enquit la jeune fille.
Les larmes commençaient à lui envahir à nouveau les yeux et son regard tellement accusateur, tellement débordant de détresse, transperçait Kylian tel un fer rouge.
Alors le garçon, habitué aux altercations, usa de sa stratégie la plus courante pour se défendre : la moquerie.
— Alors quoi ? Tu vas pleurer ? Tu crois que je vais te demander pardon pour éviter ça ? Tu peux rêver !
— Moi je sais rêver au moins ! lança la jeune fille qui ne retenait plus ses larmes. Vous me condamnez à l’exil juste parce que vous êtes aveuglé…
— Je crois que je n’ai jamais rien entendu de plus débile, la coupa-t-il sans ménagement. Je suis pas venu pour me faire accuser par une gamine en plein délire. Alors ciao !
Kylian ne perdit pas une seconde, tourna les talons et ressortit dans le couloir qu’il remonta au pas de course. Il n’avait qu’à tourner à gauche à l’intersection pour retrouver son banc avant…
— Ah ! Vous voilà !
Le garçon tressaillit et se figea, manquant de peu de percuter la directrice.
— Mais que faites-vous ici, à fouiner partout ? Vous n’en avez pas assez fait pour aujourd’hui ?
— Je… regardais les tableaux… répliqua Kylian d’un air innocent.
— Eh bien, vous ferez une visite culturelle plus tard, jeune homme. Tout ce que vous avez le droit de faire, c’est de rester assis sur le banc devant mon bureau. Votre mère arrive dans quelques minutes pour vous récupérer.
Kylian marcha d’un pas lent vers le banc. Alors qu’il laissait derrière lui la sombre coursive, le son résonnant d’un pleur d’enfant le fit hésiter. Il retourna s’asseoir, croisa les bras et évita le regard inquisiteur des policiers qui revenaient au bureau après l’avoir cherché dans tout le rez-de-chaussée.
Sa mère arriva une bonne demi-heure plus tard.
Visiblement prévenue de son arrivée imminente, la directrice l’accueillit et la fit entrer, accompagnée de l’agente de police dans la petite pièce, avant même qu’elle ne puisse dire un mot à son fils. Ce n’était peut-être pas plus mal, vu le regard qu’elle lui jeta avant que la porte ne se referme ; Kylian n’était pas pressé d’avoir à s’expliquer.
L’entretien dura une vingtaine de minutes et lorsque la porte s’ouvrit à nouveau pour laisser sortir les trois adultes, la mère de Kylian était rouge pivoine.
— Dans la voiture, lâcha-t-elle d’un ton sans appel.
Ce n’est qu’après avoir refermé la portière, attaché sa ceinture, démarré le moteur de la petite Clio 2 que les vannes s’ouvrirent.
— Mais qu’est-ce qu’il t’est passé par la tête ? Tu es complètement malade ou quoi ? Tu agresses un prof, tu t’enfuis du collège ! Déjà avec ça, tu t’es attiré de très gros problèmes ! Mais ça ne suffisait pas ! Il a fallu que tu dégrades la façade de l’hôpital, que tu voles un fauteuil roulant et que tu le réduises en bouillie !
Sa voix partait dans les aigües alors qu’elle énumérait la liste des actes de son garçon.
— Tu pensais à quoi ? Hein ? J’ai dû quitter le travail pour venir ! Je passe pour quoi, moi, auprès de mon patron ? Tu ne penses qu’à toi, à tes petites lubies et à pourrir la vie de tes camarades !
La voiture démarra sèchement et l’embrayage secoua l’habitacle. Pour conduire comme ça, il était évident qu’elle était hors d’elle. Le moteur vrombit et la voiture s’engagea sur un boulevard.
— Je vais faire quoi de toi si tu te fais encore virer ? Remarque, ce n’est même pas sûr que le problème se pose ! Il n’est pas exclu que tu partes en centre pour mineurs ! Je ne sais pas si tu en as conscience !
Kylian garda les yeux baissés. Les mains jointes entre les genoux, il ne répondit rien. Que répondre de toute manière ?
Il était nul, il dérangeait tout le monde, personne ne l’aimait.
Et alors ? Pleurer n’y changerait rien.

Le chevalier de Panord
Jakou Le Dily
Editions Eldée
A partir de 8 ans
232 p. – 16€