Manuel de vigilance spirituelle

Comment éviter les problèmes de l’esprit

Introduction

La quête spirituelle et la formation de soi redeviennent une priorité pour un grand nombre. Et pour tout pratiquant engagé avec droiture, la question de l’interprétation de sa voie se pose rapidement : une saine interprétation, pour éviter les illusions, les impasses, les emprises et les échecs. C’est pourquoi l’élément humain a son importance dans le cheminement spirituel. Et en ces temps compliqués, difficiles pour bon nombre de personnes, il n’est pas forcément question de quête spirituelle, mais simplement de discernement et d’expérience humaine. Un jugement faux peut altérer aussi bien une prise de décision importante qu’une quête spirituelle sincère. Les manœuvres dissimulées pour capter notre adhésion existent, la désinformation et la propagande jouant sur nos ignorances et nos manques existent aussi. Aucun domaine, aucune voie n’échappe à ces risques, c’est pourquoi il devient urgent de se construire une lucidité, un for intérieur assortis de fermeté pour pouvoir les garder en tout temps.

Un certain nombre de risques sont typiques chez les Occidentaux, d’autres sont communs à l’ensemble de la nature humaine. Cependant il ne s’agit pas dans cet ouvrage de répertorier tous les pièges et problèmes (on se lancerait là dans la rédaction d’une somme en trente-huit volumes), mais d’envisager les difficultés les plus courantes d’aujourd’hui et de développer les remèdes à y apporter. Il y a donc des traits communs à notre époque, comme l’attitude du consommateur par exemple, que nous pouvons véhiculer avec nous dans notre vie intérieure et notre pratique spirituelle, cela inconsciemment. C’est pourquoi dans ce livre il ne sera pas question de faire le procès de tout ce qui n’est pas de la foi de l’auteur. Au contraire il s’agira de discerner et remédier à tout ce qui peut entraver notre progression humaine et spirituelle, quelle que soit la voie dans laquelle nous sommes engagés.

Après de telles affirmations, qui suis-je, pour prétendre discerner et conduire au discernement ? Prétendre voir clairement les problèmes et donner une marche à suivre suppose d’avoir pris de la hauteur : mais de quelle hauteur s’agit-il ? On peut craindre une certaine condescendance, ou de la présomption, surtout à une époque où tout le monde s’improvise donneur de conseils. Précisons simplement les différents sens de la hauteur, car le symbole est ambivalent.

Dans le monde de la Bible, le veilleur, le guetteur au sommet de la montagne ne s’y trouve pas au-dessus des autres pour les toiser, ni pour s’y complaire. Il s’y trouve pour voir de loin ce qui se profile à l’horizon ; à la fois pour avoir une vision d’ensemble, la plus générale et complète possible, ce qui permet de sortir d’une certaine vision réductrice, limitée, souvent inconsciente ; mais aussi pour discerner à l’avance l’arrivée des dangers, avoir le temps de redescendre et d’informer, de prévenir.

La montagne dans la Bible, c’est le lieu symbolique le plus haut de la terre, donc le plus proche de Dieu et de ses révélations, car c’est là qu’Il s’est manifesté comme transcendant, dépassant l’homme, mais en même temps désireux de se faire comprendre de lui. C’est sur la montagne que Moïse reçoit dans le face à face avec Dieu les dix Commandements, les dix Clés du bien vivre ensemble et avec Dieu. La montagne est donc devenue un des symboles de la relation à Dieu, de la prière ; c’est la saine distance réflexive, la hauteur surplombante qui permet de voir ce que les personnes immergées ou focalisées, prises par leur activité, ne peuvent pas voir, ou voient difficilement (d’où la nécessité d’un certain recul, d’une distance). Vu sous cet angle, l’on voit bien que cette hauteur et cette largeur de vue ne sont l’exclusivité de personne, et que l’on peut les acquérir toujours et partout, bien qu’il soit plus difficile d’y accéder en ces temps de suractivité et surinformation, où les choses essentielles sont noyées dans les secondaires, voire même les futilités, et mises sur le même plan qu’elles.

Enfin une sœur ermite est-elle qualifiée pour ce faire ? Le reproche le plus courant est de croire que l’ermite est en dehors de la vie. Mais n’est-il pas plutôt en son cœur ? Car si l’ermite simplifie sa vie en supprimant l’accessoire, le superflu, c’est pour aller à l’Essentiel (Dieu) et, au plan humain, ne conserver que l’essentiel sans E majuscule. Et cet essentiel, c’est peut-être précisément la vie à l’état pur, la condition humaine dégagée de tout superflu. D’où une habitude et une capacité à aller directement au cœur des situations et des personnes, sans être arrêté par les masques et les camouflages conscients ou non. Certes, l’ermite est en dehors d’un certain mouvement de la vie, mais c’est surtout de l’agitation, des pressions et de la dispersion qu’il s’extrait, pour rester axé, centré sur ce qui est prioritaire, permanent.

Être ermite c’est simplifier sa vie, mais aussi plus que simplifier ; c’est se priver et renoncer à beaucoup de choses. Alors, serait-ce une fuite de la vie ? Et par là une méconnaissance profonde des réalités vécues par ses semblables, donc une inaptitude à en juger, et à conseiller ? Non, ce retrait des affaires de ce monde n’est pas une fuite des responsabilités ni des soucis de la vie en société. C’est un certain détachement qui permet une distance, celle d’un esprit désapproprié, désintéressé, pour tenter de voir les choses en Dieu, c’est-à-dire telles qu’elles sont, et donc d’avoir un regard juste. Partir au désert ce n’est donc pas déserter, mais prendre la distance nécessaire pour y voir clair. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, le désert au sens biblique et spirituel du terme n’est pas le lieu des mirages et des illusions ; c’est au contraire le lieu où se révèlent les racines cachées du mal et du bien, c’est le lieu où tombent les masques, où apparaissent les éventuelles failles et faiblesses, les endroits par lesquels nous pouvons être tentés. La solitude et le silence, le désert au sens symbolique du terme, c’est l’épreuve de vérité, le lieu de la mise à l’épreuve. Au final c’est le lieu qui permet de s’aguerrir et se renforcer, le lieu de la force intérieure, de la maîtrise de soi et de ses passions : c’est pourquoi tant de personnes se tournent vers les formes de méditation, plus ou moins conscientes de devoir d’urgence reprendre le contrôle d’une vie qu’on cherche trop souvent à détourner dans le sens de communautés d’intérêts très éloignés des nôtres.

Le désert est donc aussi le symbole du manque et de la privation. C’est le lieu où l’on s’enfuit pour être libéré des esclavages qui nous détournent de nos valeurs les plus sacrées. (Au passage ce n’est donc pas une fuite des responsabilités mais une saine fuite libératrice.) Cependant c’est un lieu très rude où l’on manque de tout : c’est dans le manque et la privation que se révèlent nos faiblesses et sur ce quoi nous devons travailler. L’on voit ainsi que tout état, toute situation où l’on vit le manque et la privation peut être l’épreuve du désert… Mais c’est aussi le temps favorable pour se livrer à l’action de Dieu par une rude formation et adaptation à la mission à venir. C’est pourquoi pendant des siècles on a choisi parmi les ermites et les moines des abbés, des évêques et même un pape. Pour le ministère et la mission au cœur du monde il faut des personnes aguerries et rompues aux enjeux et combats souterrains : comme le Christ est parti au désert poussé par l’Esprit, pour y découvrir les particularités de sa mission et les adversités qu’il y rencontrerait, et pour se forger la force nécessaire. Pour moi la question reste posée : les navrantes défaillances actuelles dans l’Église ne sont-elles pas dues au mépris de la vie intérieure et spirituelle, confondues à tort avec une quête de bien-être et à l’égoïsme de qui pense d’abord à soi ? Mais n’est-ce pas penser d’abord à l’autre que de penser à lui offrir un serviteur qui ne soit ni inapte ni potentiellement dangereux ?

Être ermite c’est donc aussi une privation volontaire de tout attachement (couple, enfants, famille…), privation qui n’est pas une peur de s’exposer à la relation. Bien évidemment, ici ou là il peut y avoir certains ermites qui fuient tout lien suite à une déception sociale ou sentimentale. (Il y a d’ailleurs une différence notable entre « fuir » et prendre un temps pour assumer, dépasser sereinement.) Mais dans la vérité et l’ensemble de cette vocation, l’ermite est appelé à investir la totalité de ses capacités d’attachement en Dieu, car Il est la source et la plénitude de la Vie et de tous les amours. Ce qui est très exigeant, plus exigeant que la relation à autrui, si l’on s’expose vraiment à Dieu, qui demande le don de soi plein et entier sans retour ni demi-mesure.

Et si Dieu a une telle exigence, c’est qu’il est Amour au-delà de tout Amour et contenant tous les amours, c’est pourquoi il peut combler l’homme qui se donne à Lui ainsi dès ici-bas. Encore faut-il que l’homme joue véritablement le jeu du don plein et entier de lui-même, en particulier de ses attachements. L’ermite a aussi en vue un attachement aux hommes sans égoïsme, sans rien de malsain, sans exclusive ni esprit de clan, ce qui peut donner une certaine justesse de perspective. (Je dis bien « ce qui peut »… car les conditions de vie ne produisent pas automatiquement un effet ; il y a ermite et ermite, et tous n’acquièrent pas l’intégrité et la lucidité.)

Donc la condition humaine demeure, à l’état pur. Sans doute dans ce qu’elle a de plus humble, de plus vulnérable, de plus dépendant. Car si l’ermite s’isole pour Dieu, certes cela le fortifie intérieurement, mais ce n’est pas pour devenir un surhomme, ce n’est pas pour développer des pouvoirs, ce n’est pas pour en remontrer à autrui, ce n’est pas pour se sentir au-dessus des autres. C’est pour retrouver, restaurer et renforcer son intégrité, pour que Dieu prenne le maximum de place en soi. « Il faut qu’il croisse et que je diminue », disait saint Jean Baptiste. Ou pour le dire dans le langage chrétien : s’abandonner activement aux forces de la Résurrection pour qu’elles triomphent en soi, non seulement de toute accointance au mal, mais aussi pour être habité par Dieu. C’est pourquoi une discipline de vie, voire même de l’austérité, est si important pour l’ermite, le moine. Une certaine maîtrise intérieure se développe par la pratique de l’ascèse : le jeûne et les abstinences permettent la maîtrise des besoins physiques ; le silence celle des paroles, du jugement et du discours intérieur ; le retrait du monde celle des ambitions, des contacts et des loisirs, de la dispersion enfin.

Il y aurait beaucoup à dire sur le retrait du monde de l’ermite. Car il y a monde et monde. La mondanité, c’est bien ce que l’ermite fuit. Mais il ne fuit pas l’évolution des sociétés et des hommes, au contraire il s’en sent responsable, bien que d’une manière différente. Le souci du monde est une préoccupation importante pour l’ermite, qui se retrouve dans sa prière. Sa prière devient universelle de façon permanente, car le souci de tous les hommes en particulier est devenu le sien. C’est d’ailleurs une des justifications de la chasteté. L’absence d’attachements autres que Dieu permet de prendre à cœur toute personne, en s’efforçant d’être et d’agir intérieurement comme le Christ le ferait. Et l’humilité permet de mesurer la distance qu’il reste à parcourir ! Elle permet en outre une saine compassion envers ceux qui partagent la vulnérabilité de notre condition : toute la fraternité humaine (mais aussi la fraternité avec l’ensemble du vivant, de l’environnement, c’est-à-dire des dons reçus de Dieu).

 

Et en ce qui concerne soeur catherine ?

Évidemment avoir vécu autant en marge des conditions de vie actuelle peut renforcer l’idée que je suis très, très éloignée des préoccupations de mes contemporains, qui sont eux engagés dans de multiples relations, responsabilités et savoir-faire. Car je n’ai pas vécu modestement à l’écart d’un village en conservant confort minimal, contacts et technologies modernes, comme le font avec justesse beaucoup d’ermites, privilégiant la prière, l’étude, le travail, un retrait du monde humble et modéré. En ce qui me concerne l’appel a été suffisamment fort et marqué pour que je me retrouve sans eau ni électricité, avec beaucoup de marche à pied sur des pentes raides à tout porter sur le dos, et pour me retrouver à passer l’essentiel de ma vie de prière dans une toute petite grotte à l’accès acrobatique. Une telle description peut faire croire à de l’extravagance, de l’exagération, si l’on occulte ce fait pourtant incontournable qu’est l’appel de Dieu. Ce qui fait tout de suite se demander : mais enfin pourquoi un tel appel, à la limite de l’insensé ?

Lorsque je me rappelle la canicule de 2003 et la source qui s’est tarie, les longues marches exténuantes pendant plusieurs mois pour récolter péniblement 8 litres d’eau, et pour finir le rêve providentiel qui m’a fait trouver une nouvelle source qui ne tarit pas, je me demande si je n’ai pas été plus proche des réalités que les personnes qui négligeaient ce souci au nom de leurs responsabilités dans la société. Vivant très bien depuis 1995 avec 20 litres d’eau potable par semaine, et 50 à 80 litres d’eau de pluie pour la lessive, je pratiquais déjà depuis bien longtemps la sobriété en cette matière (ou plus exactement l’austérité). Cela étant dit, je dois préciser que s’il est bon d’être très économe dans l’usage de l’eau, une privation excessive et prolongée est vraiment dangereuse pour la santé, je viens d’en faire l’expérience parce que je n’avais pas d’autre choix… Pour ce qui est de la sobriété énergétique : bougies d’abord pour l’éclairage, puis lampes à pétrole lorsque les bougies sont devenues des articles de luxe, trop souvent parfumées jusqu’à en être toxiques. Le pétrole est toxique et polluant, mais la consommation annuelle est insignifiante. Enfin tout récemment, après trente ans de grande austérité : le panneau solaire. Ma façon de vivre m’a fait rompre avec la voracité occidentale qui engloutit à toute allure les ressources de la planète.

Il y a là un aspect prémonitoire ou prophétique, comme l’on voudra. Je comprends fort bien ce que peut avoir d’effrayant une telle façon de vivre, et qu’on se dise : eh bien pour moi, non merci, il n’en est pas question. Ce n’est d’ailleurs pas mon but de faire des disciples. Mais lorsque je vois l’attrait actuel d’un grand nombre pour les peuples premiers, pour les cultures et traditions qui ne se sont pas comportées en prédatrices, je réalise bien qu’il y a une quête quant à d’autres façons d’être, de faire, et quant aux motivations. S’il y a quelque chose à tirer de mon expérience (parce qu’elle a duré sur trois décennies et va continuer, elle n’est pas qu’un passage bref dans une vie), c’est que si l’on est transporté par une motivation, un bonheur qui vous dépasse, on peut tout traverser en matière de renoncement et d’inconfort. On peut tout traverser, et même avec allégresse (moyennant tout de même quelques bons coups de fatigue, mais de cette saine fatigue qui rend paisible et heureux d’avoir fait tout ce qu’on a pu). Et si je me suis attardée dans la description, ce n’est pas par complaisance envers moi-même, c’est parce que plus d’une personne m’a rapporté : « Puisqu’elle a supporté tout cela, je peux bien faire ce petit effort-ci. » Enfin, ne pouvoir compter que sur soi dans des conditions peu évidentes oblige à un gros effort pour que ce « soi » soit fiable, et à savoir précisément sur quelles forces on peut compter. Cela m’a obligée à un discernement continuel, et même si l’objet du discernement était modeste, il rejoignait l’humain à l’état pur, et c’est pourquoi l’on est venu me demander de partager mon expérience.

J’ai écrit Récits d’une ermite de montagne pour raconter un quotidien d’ermite d’ici et de maintenant dans des conditions rudes. On s’est étonné que la prière n’y ait qu’une petite place. C’est parce que la prière ne pouvait se traiter en un seul chapitre, le sujet méritant un livre entier, que j’ai ensuite écrit : La joie du réel, où je fais entrer le lecteur dans ma vie de prière. Et dans ce livre, on s’est étonné que je ne parle pas du « combat ». Là encore c’est que le sujet ne mérite ni un paragraphe ni même un chapitre, mais un livre entier. Donc dans ce Manuel je ne vais pas cesser de parler du combat, de développer descriptions et solutions, mais sans pour autant prononcer le mot à tout moment. Car il existe des méthodes plus douces et humbles, prolongées dans le temps, qui donnent les mêmes résultats, sans passer par les formes brutales qu’évoque le mot combat. Mais bien sûr on ne peut faire l’économie d’une ferme résistance au mal dans certaines situations, et ce peut être un vrai combat. Ces dernières années, on m’a demandé des conseils et quelques interventions sur la prière. Ce qui rapidement m’a amenée à réfléchir aux problèmes les plus courants rencontrés par les pratiquants. À les répertorier, à réfléchir en profondeur sur leurs causes, à envisager l’impact de la vie moderne sur la spiritualité, à chercher et trouver des solutions tant ponctuelles, sur le vif, qu’en profondeur, pour durer dans le temps. Ces précisions personnelles m’ont semblé nécessaires pour ne pas passer pour une donneuse de leçons sermonnant du haut de sa tour d’ivoire, toute confite dans son impeccabilité et le sentiment de sa prétendue, supposée, supériorité. Ce qui cacherait mal une ignorance de fait par déconnexion du réel.

Donc je ne me place pas au-dessus des autres ; c’est d’ailleurs parce que la lucidité sans complaisance envers moi-même m’a si bien réussi, que je la propose au lecteur. J’ose même dire que si cela a fonctionné pour moi, qui me pense comme la dernière des dernières, c’est que cela doit être infaillible ! Cela ne peut que réussir pour tout le monde. Je suis tombée dans certaines des chausse-trappes décrites dans ce livre, plus ou moins longtemps ; des fois juste le temps de les repérer, d’autres fois après y avoir mis le bout du pied, ou hélas plus encore. Dans d’autres non, mais j’ai pu y voir des personnes de connaissance, leur difficulté à en sortir, et les conséquences parfois lourdes et inattendues. Pour bien comprendre, il n’est pas nécessaire de rester longtemps embourbé. S’il y a des choses qu’on ne comprend bien qu’en les vivant soi-même, il n’est pourtant pas nécessaire de tout expérimenter pour s’en faire une idée. Faut-il vraiment se droguer pour savoir que la drogue est dangereuse ? Dieu merci, nous pouvons tirer profit aussi de l’expérience des autres, tout le problème va résider dans l’attention droite portée au réel et dans l’interprétation donnée aux faits. D’ailleurs ce n’est pas la connaissance de l’opacité qui nous renseigne, c’est au contraire lorsque nous venons à la lumière, lorsque nous faisons la lumière que nous pouvons nous rendre compte de ce qui était obscur en nous ou autour de nous.

Ainsi, ce qu’il nous est possible de faire, si nous avons épuisé nos autres possibilités d’engagement, c’est de travailler sur notre capacité de lucidité et sur notre force intérieure. C’est un travail à long terme, un peu raboteux et inconfortable, mais il a cela d’enthousiasmant qu’il permet une reprise en main, une reprise de contrôle sur un certain domaine laissé en friche jusqu’à présent : nous-mêmes. Au début c’est laborieux et désagréable. Mais au fil des années cela participe d’une paix intérieure profonde. Or si nous nous considérons au-dessus de toute remise en question et de toute progression, il ne nous reste plus qu’à tout attendre et exiger des autres, à critiquer autrui, le comble de la complaisance intérieure étant atteint lorsque nous parvenons à le diaboliser.

Mais la complaisance intérieure n’est pas la joie. Or pour accéder à une joie inaltérable, dynamisme puissant et facteur de paix, de lucidité, il convient de retrouver un équilibre de vie humain, et la conscience des valeurs qui comptent le plus pour nous. Et aussi la connaissance de soi et la maîtrise sur nous-mêmes, sur notre dignité et notre autonomie. Et pour le dire autrement : devenir un être d’expérience et de sagesse est une navigation au long cours, le travail et l’oeuvre d’une vie.

C’est pourquoi on ne trouvera pas dans ce livre un catalogue de recettes ; mais plutôt une autre façon d’envisager le réel, et quelques méthodes. Je crois plutôt à un changement profond de perspective intérieure, qui opérera de lui-même des transformations de comportement. Ce peut être un retournement imperceptible, invisible aux yeux d’autrui, et pourtant inscrit dans le long terme et en profondeur, tout enfoui dans la vie ordinaire. Un travail de fond, plus proche d’une méthode de prévention que de simples recettes ponctuelles.

Donc différents savoirs et traditions ont dressé la carte de tous les écueils qui peuvent mettre en péril un tel voyage au long cours, sur les divers continents, océans, et sous la variété des climats, envisageant tempêtes, avaries, mutineries et grains en tous genres. Ces traditions ne sont pas devenues caduques aujourd’hui. Néanmoins le visage du monde a tant changé qu’il devient risqué, périmé ou nostalgique de se repérer à la boussole, au sextant ou aux étoiles. Il est bon néanmoins de connaître ces méthodes, en cas d’avaries de tout le reste… D’ailleurs l’enfermement psychorigide dans une tradition, confondue avec les formes d’un passé révolu érigé en absolu, détourne de son sens et de son renouvellement dans l’Esprit-Saint. De nouveaux outils sont devenus nécessaires ; pour s’y adjoindre parfois, pour les considérer sous un angle différent à d’autres moments, mais non pour les remplacer. Car il y a les tenants des traditions, mais aussi ceux qui ne leur font pas, ou plus, confiance (il faut dire qu’elles ne se sont guère illustrées dernièrement). Ceux qui se méfient des traditions préfèrent des méthodes modernes, actuelles, rapides, avec cet avantage de séduire par la nouveauté, mais cet inconvénient de n’avoir souvent une efficacité que ponctuelle, donc limitée, parfois même réduite à la surface.

Enfin, parler de ce qui ne va pas peut sembler d’emblée critique, donc négatif, ou complaisant dans le mal. Pourtant il s’agit avant tout de faire la lumière : amener de la clarté, ce qui est positif, même si au premier abord cela peut être ressenti comme inconfortable, dérangeant. Que penser d’un médecin qui ne poserait jamais de diagnostic négatif pour ne pas entamer le moral de ses patients et rester dans le positif tout le temps ? Curieusement, dans le domaine relationnel comme dans le domaine spirituel, c’est pourtant cela que l’on exige. Et c’est peut-être aussi pour cela que nous n’avons pas vu (ni voulu voir arriver) les problèmes d’abus, qu’ils soient de pouvoir, spirituels ou sexuels ; ni la volonté dissimulée d’envahir et guerroyer.

Oui, il faut passer un peu de temps à considérer ce qui ne fonctionne pas, et pourquoi. Mais il ne s’agit pas de s’arrêter là, de s’hypnotiser sur les problèmes, de réduire notre préoccupation à eux, ce qui rétrécit notre perspective. De fait, les examiner dans le but de leur résolution, ni plus ni moins, permet de les dépasser, au lieu d’être embourbé pour n’avoir pas repéré le discret passage de la terre ferme au terrain spongieux, qui amène tout droit au marécage. S’efforcer aussi de les considérer pour ce qu’ils sont le plus tôt possible permet de juguler un développement potentiellement dangereux. Et de les intégrer dans une réalité plus vaste, dans la dynamique de ce qui est équilibré, juste, éthique, vrai, beau, nécessaire, sans perdre cette vision intérieure qui agit comme une espérance, et neutralise l’effet déprimant. Il ne s’agit pas de s’arrêter au mal, de lui donner une importance qu’il n’a pas, mais de tendre autant que faire se peut vers ce qui est souhaitable malgré une réalité parfois lourde ou complexe. L’accent mis, dans ce livre, sur les problèmes et sur le mal peut être ressenti par le lecteur comme pesant, voire même comme déprimant, ou carrément culpabilisant. C’est pourquoi il est bon de le resituer par rapport à la situation d’équilibre et sa destination positive.

Enfin, il convient de ne pas perdre de vue une chose essentielle : on peut s’engager de bonne foi et avec de bonnes intentions dans de mauvaises directions, faute d’avoir discerné quelles elles étaient, car les apparences peuvent être bien trompeuses. C’est pourquoi l’on peut observer et décrire sans concession des comportements négatifs, sans pour autant déprécier ni condamner les personnes en cause.

Et si notre quête s’élargit jusqu’à considérer le comportement d’autrui, il ne s’agit pas pour autant de chercher la paille dans son oeil en négligeant notre propre poutre, ce qui serait une autre manière de s’enferrer. Il s’agit de considérer le réel dans toute sa variété, d’enrichir notre compréhension de l’humain voire du divin, afin de se construire un discernement, une expérience, une sagesse ; pour soi, mais aussi dans toute situation impliquant une relation.

Manuel de vigilance spirituelle

Sœur Catherine

Editions Le Relié

273 p. – 14 x 22 cm – 18€

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