Notre-Dame de Paris

Lorsqu’une cathédrale renaît de ses cendres

Avant-propos


La consternation

L’incendie de Notre-Dame de Paris, qui s’est déclaré en fin d’après-midi de ce 15 avril 2019, à la veille de Pâques, avait laissé la France et le monde entier dans la consternation… Partout dans le monde, des voix se sont élevées, montrant le désespoir de ceux qui assistaient avec impuissance à l’incendie de la cathédrale* parisienne et, quelque part, à l’un des symboles de la France. L’écrivain anglais Ken Follett, le célèbre auteur de romans historiques, a publié récemment un petit opuscule qu’il a simplement
appelé Notre-Dame, dans lequel il exprime son émotion et son désespoir de voir ce terrible spectacle : « Notre-Dame de Paris, cette merveilleuse cathédrale, un des plus grands chefs-d’oeuvre de la civilisation européenne, était en flammes. » Quant à Stéphane Bern, « monsieur Patrimoine », en proie au désespoir, lui aussi, n’a-t-il pas déclaré : « C’est comme si on avait brûlé le livre d’histoire de la France » ? À son tour, l’ancien ministre de la Culture Jack Lang, qui, du haut de la terrasse de l’Institut du monde arabe dont il a la charge, a assisté à l’incendie de Notre-Dame, à ce terrible spectacle, a déclaré : « J’étais un peu comme Néron face à l’incendie de Rome, c’était terrifiant. » Après des moments d’angoisse où le pire pouvait se produire, le feu fut enfin maîtrisé par les sapeurs-pompiers de Paris après une nuit d’efforts, et nous pouvons rendre hommage au savoir-faire et à l’héroïsme de ce corps d’élite, qui a sauvé la cathédrale du pire : les pompiers ont réussi cette prouesse de stopper à temps l’incendie, avant que celui-ci n’atteigne la tour nord, faisant craindre le pire.


L’espoir

Mais après le moment de désespoir vient toujours ce moment d’espérance, qui fait que tout peut enfin renaître sous un jour nouveau. Nous ne pouvons nous empêcher de faire cette comparaison que, à l’instar de cet animal mythique et fantastique qu’est le phénix, une cathédrale qui a brûlé dans un incendie renaît toujours de ses cendres, qu’elle est impérissable parce que immédiatement reconstruite. Ce qui avait fait dire à l’académicien et historien d’art Louis Gillet (1876‑1943) : « Comme un arbre jaillit d’un lit de feuilles mortes, la cathédrale repose sur un lit de cathédrales ensevelies. » Cette métaphore nous a conduits à nous poser cette question : pourquoi doit-on toujours rebâtir les cathédrales au même endroit ? Existerait-il alors des lieux prédestinés ? Jean Phaure avait répondu à cette question : « La prédestination géographique d’un lieu semble souvent n’être que le visage visible d’une intention plus secrète et plus divine, que les hommes sont par la suite, et presque toujours inconsciemment, amenés à accomplir. » C’est un sujet qui dépasserait le cadre de cet ouvrage, et que nous avons déjà abordé ailleurs (Jean-François Blondel, La Cathédrale. Bible vivante, Éditions de l’Art Royal, Paris, 2020).


Des méthodes et des outils qui n’ont pas changé depuis huit cents ans

La renaissance de Notre-Dame de Paris nous a permis récemment de voir à l’oeuvre, et c’est là une grande nouveauté, tous les artisans et compagnons des divers corps de métiers intéressés, exactement dans la même situation où ils se trouvaient, il y a plus de huit cents ans sur les chantiers des cathédrales gothiques*. Si les différentes restaurations qui ont eu lieu dans le passé nous avaient bien permis de voir œuvrer tailleurs de pierre, sculpteurs et vitraillistes, etc., travaillant isolément, pour une restauration spécifique et bien précise qui leur incombait, jamais nous n’avions vu tous ces corps de métiers œuvrer en même temps, avec une date butoir de finition. C’est comme si l’incendie nous avait reportés quelque huit cents ans en arrière ! Avec pour seul objectif : reconstruire les parties incendiées de la cathédrale, la flèche et la charpente de la nef et du transept*, dans le délai le plus court – cinq années. Un autre point important : cette restauration de la charpente et la reconstruction de la flèche de Viollet-le-Duc à l’identique nous ont permis de constater que les méthodes de travail n’avaient guère changé depuis le Moyen Âge ! À cette seule différence près que l’informatique et le laser 3D sont venus révolutionner les techniques de conception et d’élaboration des plans et permettent de voir en trois dimensions la maquette de la partie de l’édifice que l’on est en train de traiter, ce qui est un sacré gain de temps pour l’artisan ! Mais, pour la réalisation de l’ouvrage, le compagnon utilise toujours les outils de la main avec les méthodes ancestrales d’autrefois. C’est ainsi que l’on a refait des haches utilisées au Moyen Âge, qui laissent une finition parfaite sur le bois.


Pourquoi avoir reconstruit les parties sinistrées de Notre-Dame à l’identique ?

Reste cette dernière question : pourquoi les parties sinistrées de Notre-Dame de Paris ont-elles été reconstruites à l’identique ? Cette question concerne essentiellement la flèche de Viollet-le-Duc, qui est son chef-d’œuvre, et la charpente de la nef et du transept refaite en bois de chêne. Il y a à cela de multiples raisons. On ouvre ici un vaste débat, qui est surtout politique, selon nous. Les autorités voulaient refaire à l’identique les parties de la cathédrale qui avaient brûlé, exactement comme s’il ne s’était rien passé ! Seul s’était écoulé un intermède d’arrêt de cinq années, dans la marche du temps. Notre-Dame de Paris subsistait à l’identique, tandis qu’une page de l’Histoire s’était tournée. La flèche où Viollet-le-Duc s’est représenté sous les traits de l’apôtre Thomas, tenant d’une main la règle et de l’autre se cachant la vue de la lumière dégagée par son œuvre*, est une véritable signature qu’il fallait garder. Tandis que la charpente reconstruite en bois de chêne, à l’image de celle d’il y a huit cents ans, est la garantie pour la cathédrale d’être authentiquement médiévale.


Les cathédrales de France ont toujours été la proie des flammes

Elles l’ont toujours été, et cela à des degrés divers, à un moment ou à un autre de leur histoire. La plupart d’entre elles ont même brûlé plusieurs fois, depuis le début de leur construction. Le terrible incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019 nous a remis en mémoire et nous a réactualisé des événements du passé que nous avions quelque peu oubliés, ainsi que la vulnérabilité des cathédrales face aux incendies. Elles furent néanmoins à chaque fois reconstruites, souvent agrandies et embellies dans le style architectural en vigueur au moment de leur reconstruction. Tel le phénix, elles renaissaient de leurs cendres, toujours plus grandes et toujours plus hautes, défiant les conditions naturelles, la foudre, le vent et la tempête. Il
est intéressant de noter que chaque époque du passé était caractérisée par un style architectural. En matière d’édifice religieux, il y a eu le style carolingien ; puis le style roman ; puis le style gothique avec ses différentes variantes ; puis celui de la Renaissance ; puis l’austère style classique ou « style jésuite » avec le XVIIe siècle. À partir du XVIIIe siècle, il n’y a plus eu, à proprement parler, mis à part le baroque qui ne s’est pas généralisé, de style architectural particulier, véritablement spécifique de son époque. Peut-on imaginer que les temps modernes aient fait table rase des notions d’« art » et de « style », dans le domaine des constructions architecturales ? Un oubli ou une volonté délibérée ? Curieusement, c’est au XVIIIe siècle, en sa fin, qu’est apparue la notion de « patrimoine culturel et artistique » (nous en reparlerons), dont on a pris conscience qu’il fallait absolument le préserver de la disparition, comme si, à cette époque, on n’était plus à même de proposer de style nouveau ?

Les évêques, la cathédrale étant l’église de l’évêque, ont toujours profité de ces incendies pour les reconstruire, souvent contre l’avis et avec même parfois l’hostilité de leurs chanoines, en tenant compte des progrès que l’architecture avait pu faire depuis l’érection de la précédente. L’historien d’art Alain Erlande-Brandenburg nous rappelle que les historiens sont friands pour justifier par une cause matérielle, telle qu’un incendie, le besoin de l’évêque de reconstruire sa cathédrale. On peut même faire remarquer à ce propos que, si les incendies ont été catastrophiques sur le moment, certains ont peut-être été voulus. Ils ont permis à la technique architecturale d’évoluer, aux méthodes de construction de se perfectionner, au génie humain d’inventer sans cesse de nouveaux matériaux et de nouveaux moyens pour faire avancer les progrès de la construction.


Quelles ont été les causes de ces destructions par le feu ?

Elles sont fort nombreuses, et nous ne pouvons qu’en faire une rapide énumération. Les cathédrales brûlèrent par le fait des calamités naturelles, telles que la tempête ou la foudre (Le paratonnerre fut inventé par Benjamin Franklin en 1755.), et c’est ce que nous pensons en premier ; mais elles furent aussi la proie des flammes à cause de la furie ou de l’insouciance des hommes, nous pouvons citer en premier la Révolution de 1789, qui a causé beaucoup de dégâts. Mais aussi les guerres de Religion au xviie siècle, et, surtout, la guerre franco-allemande de 1914‑1918, qui vit tout au long des hostilités la quasi-destruction progressive de la cathédrale de Reims, appelée à cet effet la « cathédrale martyre ».
On doit également prendre en considération la manière dont étaient construites les villes au Moyen Âge. Les maisons d’habitation
étaient en bois, le plus souvent. Certaines étaient toutes proches de la cathédrale, qui n’avait pratiquement pas de parvis*, et il n’était pas rare de voir cette dernière brûler à la suite de l’incendie d’une ville ou d’une partie de celle-ci, dont les flammes venaient jusqu’à « lécher » les portes de la cathédrale. Il faut se souvenir également qu’au Moyen Âge les églises étaient constamment ouvertes, de jour comme de nuit. Il n’y avait pas de gardien y assurant la sécurité. On y mangeait et on y dormait, et on y faisait même commerce. Les normes de sécurité que nous connaissons aujourd’hui n’existaient bien sûr pas. Elles furent parfois ravagées par les incendies, à une époque plus récente, à cause de la négligence des ouvriers chargés de la réparation de la toiture, souvent endommagée par des causes naturelles. C’est ce qui se produisit à Chartres en 1836, le 4 juin au petit matin, et, peut-être, à Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019 ?


Pourquoi une cathédrale peut-elle être la proie des flammes ?

Elle peut l’être pour de multiples raisons. Une cathédrale étant construite à partir de pierres, l’impression de ce que l’on voit à l’extérieur nous laisserait penser qu’elle ne peut pas brûler, puisque la pierre est, en principe du moins, un matériau incombustible. Cela est une erreur. Car, hormis la pierre, la cathédrale n’est constituée que de matériaux combustibles. La toiture recouverte de plaques de plomb en est le meilleur exemple, et la moindre étincelle peut déclencher un incendie (le plomb est un métal dont le point de fusion est de 327 °C). Elle est un point faible de la cathédrale avec la charpente. Celle-ci est ordinairement en bois, un bois très sec qui a souvent plusieurs siècles d’existence, et qui ne demande qu’à brûler à l’approche des moindres flammes. Nous avons un exemple d’incendie de toiture avec ce qui s’est passé à Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019. Les plaques de plomb ont fondu, mettant le feu à la charpente située en dessous. Depuis, certaines cathédrales ont vu la charpente métallique se substituer à la charpente en bois, ce qui est moins beau, direz-vous, mais qui a le mérite de ne pas brûler. Enfin, tout l’intérieur de l’édifice est constitué de bois (chaises, bancs, stalles, statues), de matières hautement combustibles (tableaux, draperies, tentures, tapisseries, etc.) ou d’objets liturgiques en cire déjà enflammés (bougies, cierges, lampes à huile, candélabres, etc.). Tout cet ensemble est la proie ou la source favorite des incendies.


Le cas de Notre-Dame de Paris

Notre-Dame de Paris avait échappé jusqu’au 15 avril 2019 à ces catastrophes. On raconte, mais le fait est peut-être légendaire, qu’un incendie se serait produit dans les combles* en 1218. La nuit précédant l’Assomption, un voleur se serait introduit dans les combles de la cathédrale, pour dérober les chandeliers préparés à cette occasion. Un début d’incendie se propagea alors dans le chœur*. Cet événement aurait été rapporté par les chroniques médiévales. La cathédrale ayant eu alors une première restauration dans les années 1220. On raconte aussi que la cathédrale, fraîchement restaurée par Viollet-Le-Duc de 1840 à 1860, aurait commencé à être la proie des flammes en 1870 au moment de la Commune. « Les communards avaient entassé toutes les chaises au centre de l’édifice et arrosé de pétrole ce monumental bûcher. Au moment où les flammes commençaient à s’élever, un de ceux qui avaient pris part aux funestes apprêts ayant été condamné à être fusillé donna l’alarme. Il était temps encore ; l’incendie put être éteint par le personnel de l’Hôtel-Dieu, et Notre- Dame de Paris fut sauvée. » Cinq années se sont écoulées aujourd’hui, et cela est resté fraîchement dans nos mémoires, Notre-Dame de Paris vit sa toiture et sa charpente, ainsi que sa flèche, brûler dans un gigantesque incendie. Celui-ci semble être parti de l’immense échafaudage qui entourait la toiture de la cathédrale, qui était alors en restauration. Les raisons n’ont pas été établies avec certitude, et les autorités ont été très discrètes là-dessus : une cigarette mal éteinte ou un court-circuit, d’après la version officielle retenue par les enquêteurs, mit le feu à la toiture et s’étendit très rapidement. C’est apparemment le seul incendie qu’a subi la cathédrale tout au long de sa longue histoire. Mais cette cathédrale est un symbole. Celui de Paris, et certains ont écrit qu’en elle était « l’âme de la France ».
Sa longue histoire fait l’objet de ce livre.

 


Introduction

C’est en Île-de-France que, dès les premières décennies du XIIe siècle, dans la poussière des premiers chantiers gothiques*, sortirent les premiers édifices qui virent leurs voûtes d’ogives* s’élancer vers le ciel avec toujours plus d’audace et plus d’aisance, donnant le sentiment au maître d’oeuvre que cette ascension ne s’arrêterait jamais (Du moins jusqu’en 1284 avec l’effondrement du chœur de Beauvais (48 mètres), dont la hauteur ne fut jamais dépassée.) … En même temps, les murs des nouvelles basiliques* se voyaient percés d’immenses baies* vitrées aux vives couleurs qui laissaient passer la lumière, vœux qui avaient été formulés, quelques années plus tôt, par l’abbé Suger.
La basilique de Saint-Denis fut la première à être bâtie selon cet art « nouveau », que d’aucuns appellent « gothique », par l’abbé Suger vers 1135. Sa consécration célébrée en 1144 marqua l’avènement de cette architecture nouvelle. Puis, ce fut la cathédrale de Sens qui fut mise en chantier en 1133. À cette date, celui de Noyon avait déjà démarré.
Puis le processus s’accéléra, et ce fut coup sur coup : Senlis, Laon et, en 1160‑1163, au cœur même de l’Île-de-France, Notre-Dame de Paris sur l’île de la Cité…

Ce qui fera dire à l’académicien dramaturge et poète Paul Claudel (1868‑1955) : « Paris est une grande rue qui descend vers Notre-Dame. » C’est dire si la capitale de la France est intimement liée à sa cathédrale Notre-Dame, dont elle est le point de départ de ses routes et de ses voies ferrées, le nœud gordien de ses activités.

Quant à Marcel Aubert (1884‑1962), membre de l’Institut, il s’exprimera en 1939 dans sa préface du livre de l’abbé Louis Le Rouzic, Notre-Dame de Paris, monument et vie, en des termes si prophétiques et si actuels qu’il espérait que « rien ne menacera plus désormais la Cathédrale de Paris », après les affres que lui avait fait subir le siècle de Louis XIV puis la Révolution. Après que les deux grandes guerres l’ont épargnée, l’historien d’art ne pouvait imaginer le dramatique incendie qui faillit la détruire complètement, quelque quatre-vingts années plus tard. L’Histoire n’est-elle pas remplie d’imprévus ? Nous ne pouvons aujourd’hui que formuler à nouveau son voeu.

En voici le contenu :
« Notre-Dame de Paris ! Il est peu de noms aussi prestigieux qui évoquent dans notre esprit autant de souvenirs, autant de gloire. L’histoire de France s’est déroulée sous ses voûtes* […]. Il est peut-être des cathédrales plus idéalement belles, plus richement parées ; il n’en est pas de plus vénérable. Elle se dresse au cœur de la Cité, berceau de la capitale de la France, sur l’emplacement du sanctuaire aimé des nautes parisiens, sur les fondations des basiliques mérovingiennes de Notre-Dame et de Saint-Étienne, décrites par Grégoire de Tours. Autour d’elle s’étaient groupées les Écoles, d’où sortiront l’Université de Paris, l’Hôtel-Dieu, asile des pauvres et des malades, la maison de l’Évêque, le palais du Roi. » Au XIIe siècle, l’évêque Maurice de Sully reconstruisit l’immense vaisseau que nous admirons encore aujourd’hui, dont la place est considérable dans l’histoire de l’architecture, et dont la sculpture – du moins ce qui a survécu à la Révolution – reste comme un des chefs-d’œuvre de l’art du Moyen Âge.

« C’est la “Sacrosancta ecclesia parisienis” souvent désignée simplement dans les textes comme l’ecclesia, l’Église par excellence. C’est encore le lieu de pèlerinage de ceux qui aiment notre histoire et souvent y retrouvent les souvenirs du passé. “Si je regardais cette église, s’écriait Michelet, ce serait comme un livre d’histoire, comme le grand livre des destinées de la Monarchie.”
[…] Notre-Dame est entrée de plain-pied dans la littérature et la poésie, comme elle est entrée dans l’histoire. C’est le sanctuaire le plus célèbre de la magnifique couronne de cathédrales dont s’enorgueillit à juste titre la France et sur laquelle elle veille avec un soin pieux.
Il faut espérer que rien ne menace plus désormais la cathédrale de Paris, qu’elle restera encore un témoignage de la hardiesse et de l’habileté des architectes du Moyen Âge et de la maîtrise de nos vieux imagiers, objet d’admiration de tous… »
Rien ne permettait, en effet, de prévoir et d’imaginer le drame du 15 avril 2019, qui aurait pu être plus catastrophique encore, sans la hardiesse et la rapidité de l’intervention des pompiers de Paris.

 

PREMIÈRE PARTIE

LA CATHÉDRALE MÉDIÉVALE DE MAURICE DE SULLY

« Paris est une grande rue qui descend vers Notre-Dame de Paris… »
Paul Claudel

« Pendant que les docteurs construisaient la cathédrale intellectuelle qui devait abriter toute la chrétienté, s’élevaient nos cathédrales de pierre, qui furent comme l’image visible de l’autre. »
Émile Mâle


D’aucuns pourraient se demander : « Qu’est-ce qu’une cathédrale ? Est-elle si différente des autres églises ? » Certes non, c’est une église qui est plus grande que les autres, plus richement décorée, qui est le summum de l’art médiéval à une époque donnée, mais c’est une église. À cette différence près que c’est celle de l’évêque, c’est l’église du diocèse, là où siège la cathèdre qui est son fauteuil, que l’on peut voir près de l’autel, facilement reconnaissable, car il est plus grand que les autres ! Et c’est lui, l’évêque avec ses chanoines, qui en a décidé la (re)construction. Ils constituent ce que l’on appelle la « maîtrise d’ouvrage ». Sans oublier un aspect tout aussi important, sans lequel rien ne pourrait être fait : l’évêque doit en assurer le financement. « Gold was the mortar », écrivent les historiens d’art anglo-saxons : « l’or en a été le ciment », formule qui résume bien la réalité des choses. Sans argent, point de cathédrale ! Mais d’où venait cet argent ? Des biens de l’Église, des quêtes, des dons, des « indulgences », etc. Ce fut à partir de 1130, avec l’apparition du gothique, une véritable course au gigantisme : c’était à qui allait avoir la plus belle et la plus grande cathédrale. Pour réaliser ce projet, il fallait un architecte, on employait l’expression « maître maçon » à cette époque ; il était accompagné de toute une équipe regroupant divers corps de métiers, travaillant avec lui : appareilleurs, maçons, charpentiers, forgerons, couvreurs ; mais aussi : sculpteurs, maîtres verriers, peintres, enlumineurs, etc. Ils constituent ce que l’on appelle la « maîtrise d’œuvre ».

Dans cette première partie, nous allons nous intéresser aux étapes de la construction et à l’histoire de Notre-Dame de Paris. La cathédrale médiévale fut bâtie à une date que l’on situe vers 1160 dans l’île de la Cité, et nous allons essayer de répondre à trois questions fondamentales : par qui, pourquoi et comment a-t-elle été construite ?
C’est l’évêque Maurice, originaire de Sully-sur-Loire, qui en a été l’initiateur. Quand il meurt en 1196, les travaux sont bien avancés. Les travaux seront terminés vers 1250 avec l’achèvement des deux tours.
Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, n’a-t-il pas écrit : « Au Moyen Âge, le genre humain n’a rien pensé d’important qu’il ne l’ait écrit en pierre » ? Le grand historien d’art du XXe siècle que fut Émile Mâle écrivait à son tour : « Le Moyen Âge a conçu l’art comme un enseignement. »

L’Église du Moyen Âge s’était donné pour mission, lors d’un concile de 1050, d’enseigner l’histoire sainte au peuple, qui était alors illettré. Pour cela, elle le fera avec l’aide de la statuaire et des vitraux multicolores des verrières. Ce sera la fonction enseignante qu’elle s’était donnée. Le Christ, la Vierge, les apôtres et les saints seront présents dans la statuaire de Notre-Dame, et même le diable lui-même, qui apparaîtra au moment de la pesée des âmes avec l’archange saint Michel.
Mais la cathédrale sera aussi le reflet, le miroir de la société médiévale. Sur les murs de Notre-Dame seront représentés les métiers d’alors, les travaux des champs en relation avec les signes du zodiaque, les arts et les sciences du Moyen Âge. La cathédrale ayant alors cette double fonction de temple chrétien et de maison du peuple et de miroir de la société médiévale.

Le fantastique occupe une place importante à Notre-Dame de Paris. Il suffit d’écouter un peu ses légendes où l’on voit, lors de la construction de la cathédrale, intervenir anges et démons et de regarder un instant ces chimères* qui garnissent les parties hautes du sanctuaire, ainsi que ces gargouilles* menaçantes qui émergent des gouttières, pour s’en convaincre.

Les sciences dites « occultes », telles que l’alchimie, l’hermétisme, l’astrologie, la magie, ont elles aussi leur place dans la cathédrale, à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire. Les imagiers en ont laissé des traces sur les murs de Notre-Dame, on peut se demander : où et par qui avaient-ils eu connaissance de ces sciences ? Des groupes d’initiés appartenant à l’Église en ont peut-être été les transmetteurs. Ce qui a fait dire à certains que Notre-Dame de Paris était le « temple des alchimistes »…


Chapitre 1
Notre-Dame, sa construction, son histoire

Dès l’apparition du christianisme à Lutèce, une première église fut bâtie à l’emplacement d’un temple païen. En creusant sous le chœur de Notre-Dame au XVIIIe siècle, on trouva des autels de pierre sur lesquels étaient représentés Jupiter, Vulcain et d’autres divinités païennes . Une seconde église succéda au vie siècle sur l’emplacement du premier sanctuaire, elle devait devenir la première cathédrale Notre-Dame de Paris. Elle était de dimension fort modeste et n’avait pour couverture qu’une charpente apparente. Au siècle suivant, on construisit sur un emplacement voisin une église dédiée à saint Étienne et, pendant cinq siècles, les deux églises suivirent chacune leur destinée. Après maints remaniements au cours du temps, il ne restait plus qu’un seul édifice au milieu du XIIe siècle.

Le visiteur de Notre-Dame, qui arrive sur l’immense parvis de la cathédrale, aura peut-être le regard attiré vers le sol, et, là, il sera certainement surpris de découvrir quelques noms gravés sur le pavage. Ainsi, saint Nicolas, saint Yves, sainte Catherine l’interpelleront, puis, poursuivant son chemin quelques mètres plus loin, il découvrira le nom de rues disparues, la rue Neuve Notre-Dame, avec en face le Gros Tournois, la Pomme-de-Pin, l’église Sainte-Geneviève-des-Ardents, un nom bien étrange que celui des Ardents : il désignait une maladie, dite aussi « danse de Saint-Guy », que la sainte avait la réputation de guérir.
Le visiteur découvre aussi les pourtours d’une église tracée en plan sur le sol, accusant des dimensions fort modestes. Que signifiaient tous ces noms ? Des auberges ? Des ruelles étroites ? C’est probablement le cas. Puis, en poursuivant ses investigations, le visiteur découvrira plus loin sur le sol d’autres noms tout aussi étonnants, tels que l’Agnus Dei, Saint-Victor, l’église de l’ancien Hôtel-Dieu, puis, plus loin encore, un nouveau nom de rue, la rue de Venise, de l’autre côté de laquelle il lira : le Chaudron, la Croix-de-Fer, la Couronne… Un voile se sera levé sur le Paris médiéval et aura surgi un instant de la nuit de l’oubli…


1. Un certain Maurice de Sully (?-1196), évêque et bâtisseur

En 1160, à la mort de Pierre Lombard, évêque sortant, deux candidats qui étaient membres du chapitre* se présentèrent au siège épiscopal de Paris. Ayant du mal à faire leur choix, les chanoines demandèrent conseil au roi Louis VII, dit le Jeune, qui leur répondit d’une manière quelque peu énigmatique : « Choisissez le plus zélé pour le gouvernement des âmes ; réservez le plus instruit pour la direction des écoles. »
Le choix des chanoines fut porté sur Maurice de Sully, alors régent de l’école cathédrale, pasteur exemplaire par son enseignement, fin prédicateur sachant parler facilement à son auditoire, qui fut intronisé évêque de Paris. Il est certain que Maurice avait préparé son projet depuis longtemps, au cas, bien sûr, où il aurait été élu. Son programme était ambitieux et innovant, tenant compte des réalités du moment. Il rêvait à la naissance d’une ville nouvelle.
Maurice de Sully, d’origine modeste, est né à Sully-sur-Loire à une date difficile à définir (entre 1105 et 1120), dans le département du Loiret. La particule « de Sully » n’indiquant pas un caractère de noblesse, mais simplement son lieu d’origine.
Dès son arrivée sur le siège épiscopal, Maurice décida de reconstruire la cathédrale, alors que celle existante venait d’être restaurée et était encore un fort bel édifice ! La précédente ne disparut pas dans un incendie, comme nous en avons parlé dans notre avant-propos, on se contenta de la démolir. On ne connaît pas les motivations de notre évêque, de même que l’on n’a pas d’informations précises sur la date de commencement des travaux. On admet traditionnellement celle de 1163 pour la pose de la première pierre de cette cathédrale qui dépassait en ampleur la taille de tous les édifices antérieurs, par le pape Alexandre III venu tout exprès, mais certains historiens n’hésitent pas à avancer la date de 1160.

Après l’an mil, qui fut un moment de doute où l’on pouvait craindre de voir arriver la fin des temps, si l’on suivait l’enseignement de l’Apocalypse de saint Jean (ou Livre de la Révélation), qui prédisait que la « bête » allait être délivrée pour mille ans et semer la terreur parmi les nations de la Terre, succéda une période prospère et de plénitude. Ce phénomène, appelé le « millénarisme », a été un moment propice pour la chrétienté, qui a vu une période favorable à la construction d’églises et de monastères. Parallèlement, un mouvement démographique général assez exceptionnel s’amorça et Paris vit sa population croître d’une façon très rapide, qui se poursuivit durant un siècle. La rive droite de la Seine, très marécageuse au départ, a été assainie, créant une ville « neuve ». Au XIIIe siècle, Paris devenait la ville la plus peuplée d’Europe avec ses deux cent
mille habitants. Philippe Auguste, qui succéda à Louis VII, dit le Pieux, fit bâtir, en 1190, sur la rive droite de la Seine, la forteresse du Louvre, tandis que, sur la rive gauche, il fit construire une seconde muraille, permettant le peuplement d’un espace encore inhabité. Maurice de Sully, qui était aussi un remarquable gestionnaire, avait compris le rôle qu’il devait jouer devant cet afflux de population.
Il fit remplacer les anciens édifices par les nouveaux, au fur et à mesure de leur construction. Ainsi furent édifiés la cathédrale Notre-Dame, l’Hôtel-Dieu et le palais épiscopal, et on remplaça l’ancienne enceinte antique. Maurice prit soin de ne pas toucher à l’enclos canonial, domaine privé des chanoines qui étaient ses subordonnés, mais qui avaient une influence certaine. Il avait entrepris une opération d’urbanisme comme le Moyen Âge en connut peu à Paris. Le tracé de la rue « Neuve Notre-Dame » sera une grande artère devant la cathédrale, établissant un lien avec le reste de la ville de Lutèce.

L’HÔTEL-DIEU : ANCÊTRE DES HÔPITAUX DE PARIS
L’Hôtel-Dieu, construit en 1164, fut le plus grand hôpital de Paris, du royaume et peut-être même de l’Occident.


2. Les étapes de la construction

Vingt années seulement furent nécessaires pour achever le chœur, avec ses bas-côtés*, ses tribunes, ses voûtes et le début du transept. Consacrée en 1182, la partie existante était livrée immédiatement au culte. À la mort de Maurice de Sully en 1196, il ne manquait plus que les premières travées* de la nef et la façade.
On décida de reconstruire la nef en 1230 et d’y ériger des arcs-boutants* ; en 1240, la tour sud fut achevée et la tour nord le sera en 1244. Ce fut l’oeuvre de Jehan de Chelles, le premier maître d’oeuvre dont le nom soit parvenu jusqu’à nous. En 1250, il commencera les façades du transept tandis que la nef est entièrement reconstruite. Son successeur, Pierre de Montreuil, acheva l’oeuvre commencée. Enfin, les chapelles du chevet* furent construites au début du XIVe siècle et terminées vers 1330. En 1344, l’architecte Jean Ravy construisit les arcs-boutants du chevet (15 mètres de volée) qui donnent à Notre-Dame l’allure d’une coque de bateau renversé. Notre-Dame eut alors la physionomie que nous lui connaissons actuellement.
Malheureusement, le siècle de Louis XIV saccagea le monument en détruisant le maître-autel, le jubé*, les stalles du XIIIe siècle ; le XVIIIe continua l’oeuvre dévastatrice en brisant les vitraux des XIIe et XIIIe siècles et en les remplaçant par des vitres blanches. Le vandalisme révolutionnaire lui succéda : on détruisit systématiquement toutes les statues extérieures, tandis que tout ce qui était fait de métal, tels les statues de bronze, les reliquaires, etc., fut déposé et envoyé à l’hôtel de la Monnaie, où ils furent fondus. On substitua le culte de la déesse Raison à celui de Marie, tandis que Robespierre instaurait celui de l’Être suprême. En 1802, après la signature du Concordat, la cathédrale fut rendue au culte vidée de tout, mise à nu, les fenêtres étaient bouchées, les oiseaux venaient y faire leur nid…

Ce ne sera qu’en 1844 que la monarchie de Juillet décidera de sa restauration en donnant la direction des travaux à un jeune architecte du nom d’Eugène Viollet-le-Duc (1814‑1879), assisté d’un autre architecte, Jean-Baptiste-Antoine Lassus (1807‑1857). Le premier la restaura entièrement et, en particulier, réédifia la magnifique flèche de la croisée* du transept, qui fut l’oeuvre d’un compagnon charpentier du Devoir de Liberté, nommé Henri Georges. Mais, quelques années plus tard, les malheurs recommencèrent avec l’insurrection de la Commune. Les émeutiers ne trouvèrent pas mieux que d’entasser toutes les chaises au centre de l’édifice et d’y mettre le feu ! La cathédrale aurait failli disparaître dans les flammes, si une intervention rapide des Parisiens n’avait pas réussi à maîtriser l’incendie.
Si les piliers de Notre-Dame avaient une voix, disait Viollet-Le-Duc, ils raconteraient toute l’histoire nationale depuis Philippe Auguste jusqu’à nos jours. Saint Dominique y prêcha la croisade, Raymond IV de Toulouse y abjura l’hérésie, Henri IV d’Angleterre y fut couronné roi de France, le Te Deum y fut chanté lors de la reprise de Paris par Charles VII, on y prononça l’éloge funèbre des rois, la déesse Raison y eut son culte, elle connut les heures sombres de l’Occupation et le drapeau tricolore fut hissé en haut de sa flèche avec Paris en liesse, le 8 mai 1944…

Notre-Dame de Paris

Jean-François Blondel

Editions Dervy

224 p. – 16 x 24 cm – 21€

https://www.editions-tredaniel.com/