Descendre vers le sommet
L’humilité dans la Règle de Saint Benoît
Un partage rare de l’ancien Père Abbé sur l’humilité selon saint Benoît. À déguster.
La Règle de saint Benoît a traversé les siècles. On peut en parler comme d’un document vraiment « inspiré » et source d’inspiration. Aujourd’hui, sous toutes les latitudes, de nombreuses communautés monastiques s’y réfèrent et y trouvent un bel art de vivre selon l’Évangile. Même des laïcs, hommes et femmes, en reçoivent un stimulant pour vivre leur baptême, et des chefs d’entreprise pour renouveler le style de leur gouvernance ! N’est-ce pas là un « signe des temps » ?
Cet enseignement sur l’humilité, avec l’image paradoxale d’une échelle impossible à gravir autrement qu’en descendant, donne le ton à toute la Règle. Benoît y présente une forme de gradualité dans l’ascension de l’échelle. Plutôt que d’en faire une lecture légaliste et juridique, nous en ferons une lecture contemplative et mystérique, en cherchant à dégager, sous l’écorce de la lettre, l’eau vive qui peut désaltérer tout chercheur de Dieu.
Préface
L’échelle de Jacob
Saint Benoît fait de l’échelle de l’humilité la structure du chemin spirituel du moine. Aujourd’hui, cette vertu, « la plus délicate des vertus chrétienne » est l’une des plus oubliées et des plus mal comprises.
Le texte que nous présentons n’est pas une exégèse du chapitre VII de la Règle, ni même une exhortation morale sur la vertu de l’humilité, mais plutôt une présentation de celle-ci à partir de l’expérience, qui incite à en faire l’expérience. C’est l’enseignement d’un abbé à sa communauté. C’est un texte simple et en même temps riche en références variées, à l’Écriture Sainte avant tout, mais aussi à tous les niveaux de l’expérience humaine. Par l’action conjointe de la Très Sainte Trinité, nous voyons progressivement l’être humain devenir seigneur de lui-même, sous les nouveaux traits de la rédemption.
Un manuscrit de la seconde moitié du XIIe siècle représente l’échelle de l’humilité à partir des cinq sens (vue, ouïe, goût, odorat, toucher) physiques, psychologiques et spirituels, selon la tripartition de l’homme entre corps, âme et esprit. Avec ses sens, l’homme dispose de cinq accès différents à la réalité du monde, cinq fenêtres sur le monde à partir desquelles il reçoit des informations qu’ensuite il réélabore et conserve dans l’esprit. Ce n’est pas le lieu où le monde pénètre dans l’âme, mais le lieu à partir duquel l’âme est en relation avec le monde.
Mentionnons les deux facultés fondamentales, les plus similaires aux facultés spirituelles, la vue et l’ouïe.
Voir (οραω, ιδειν, θαυμαζω…) : voir, regarder, assister à un spectacle ; la racine de voir est la même que idea, idein…, c’est le sens par excellence. La vue est le sens le plus objectif : grâce à celui-ci, le monde se déploie devant nous comme étant notre monde, mais en même temps, c’est le sens qui a besoin d’une certaine distance pour mettre les choses au point. La position de détachement devient une condition spirituelle de la vision. L’autre élément de la vision, associé à la distance, c’est la lumière. Notre texte dit :
« Plus que les autres sens corporels, les yeux occupent une place importante dans ce chapitre, surtout au début et à la fin. Saint Benoît les utilise pour révéler les sentiments de l’âme. Parvenu au sommet de l’échelle de l’humilité, le moine n’a plus la moindre ambition ni la moindre arrogance dans les yeux. Son regard est tourné vers le sol (RB 7, 63.65). »
Les choses se présentent de façon différente avec l’ouïe (ob-audire) ; les sons, les bruits, les mots nous atteignent sans même notre consentement préalable. Nos yeux peuvent naturellement se défendre avec les paupières, nos oreilles non. La relation entre l’auditeur et la chose entendue est d’une part la communication, d’autre part un manque de défense. La voix devient le grand moyen de l’auto-communication : seule la voix dévoile le mystère intime du vivant. Et son mode d’être par vibration est le plus adapté à ce type de communication. Dans l’audition, la parité est éliminée : même dans un dialogue entre pairs, l’auditeur est dans la position subordonnée de l’humble accueil.
Au début du chapitre, nous trouvons « La clameur de l’Écriture » :
« Le chapitre 7 de la Règle de saint Benoît s’ouvre sur un verbe : clamat. L’Écriture divine “crie”. Concentrons nous sur ce mot. Il ne s’agit pas de proclamer, de déclamer, d’exiger ou d’exclamer. Les préfixes seraient excessifs. L’Écriture Sainte “crie”, cela suffit, et c’est immense car c’est un immense cri. Qui a des oreilles pour entendre ? »
Lire : c’est à la fois voir et entendre : nous voyons des signes d’où émerge la parole d’un absent qui parle. Lire, c’est une vision de la mémoire et de l’espérance, une vision en vertu de la faculté imaginative de notre âme.
Le scepticisme moderne et le désenchantement du monde ont conduit à une méfiance telle envers la capacité cognitive des sens que le monde a perdu son attrait. Le texte de Dom Olivier défie le désenchantement et est une application des sens spirituels de la Règle de saint Benoît, notamment avec l’image de l’échelle, pont entre le ciel et la terre, un exercice de mystique ascensionnelle intégrale : corps, âme, sens et esprit qui s’identifient progressivement avec l’humilité-vérité qu’est le Christ.
Cet ensemble de chapitres agréables à lire pourrait également être décrit comme un traité d’écologie intégrale ; ce n’est pas pour rien que les moines sont décrits comme unis à l’humus, à la terre, pétris de terre et je dirais même de poussière d’étoiles, en raison de l’humilité du Dieu qui est descendu des étoiles jusqu’aux enfers.
Les trois premiers degrés d’humilité sont décrits comme l’humilité de Dieu en Christ, humilité et obéissance qui attirent notre imitation. Presque tous font explicitement référence à la Parole de Dieu, cette Sainte Écriture qui ne proclame pas, ne déclame pas, mais clamat, crie, dit à haute voix.
Au quatrième degré, un point d’arrêt avec les difficultés imprévues qui sont surmontées avec la triade humilité-obéissance-patience ; en cela, un petit essai de discernement parmi les critères qui me permettent de reconnaître, au moment de la difficulté, si je suis dans un monastère ou si j’appartiens à une secte, est intéressant. « L’école de service du Seigneur » se construit entièrement dans la discrétion, mère des vertus, alors que la secte favorise et nourrit la suspicion et la délation.
Au cinquième degré, le moine parle ; voici les trois cas où cela se produit dans ce chapitre : pour l’ouverture du cœur, pour donner un humble conseil (chapitre 3) et pour l’office divin (chapitre 43), de sorte qu’il s’agit d’une « humble confession de foi ». Ce qui est intéressant, c’est que cette ouverture de la parole ne se fait pas seulement pour la confession des pensées ou des péchés, mais pour cet exercice filial qu’est l’ouverture du cœur que suppose la foi ; cette humble ouverture est aussi ce qui donne à l’abbé son poids sacramentel étant lui aussi un des frères. À la fin, le véritable interlocuteur de la confession, qu’il s’agisse du péché ou de la louange, c’est Dieu lui-même. Ce Dieu qui est au commencement et qui accompagne tout de son regard est un Dieu qui se définit comme étant pius, bon…
Les sixième et septième degrés conduisent le moine au sommet de l’humilité intérieure, le chemin de l’humilité sous le regard de la Vérité. C’est maintenant que commence le parcours de l’humilité de l’action sous le regard de la Présence, là où le temps côtoie l’éternel et où il n’y a plus de différence entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’être et le paraître. Il n’y a pas de place pour l’hypocrisie, mais pour cela commencement de vie nouvelle.
Au huitième degré, le moine découvre à ses côtés des Exempla, encordés dans une mystérieuse et solide communion : « On ne peut pas suivre le Christ en dehors de l’Église. »
Au neuvième degré d’humilité, tout est enveloppé de Silence, mais ce silence, qui est gardien et engendre la Parole, la communion et l’amitié, est ce qui a permis à Benoît et à Scholastique de se rencontrer fraternellement, précisément au moment du « grand silence ».
Le dixième degré supprime les conversations et les rires mondains, mais laisse toute sa place au sourire franc qui apaise les tensions et ne les transforme pas en conflits, à cette capacité d’humour sain qui est aussi la capacité de rire de soi et de remettre chacun à sa place (eutrapélie).
Avec le onzième degré, nous trouvons la capacité d’une parole embellie par sept adjectifs qui la rendent appropriée et agréable : douceur, humilité, gravité et sérieux, brièveté, raison, ton modéré. Saint Joseph est le modèle du silence qui parle avec la vie.
Parole, silence, actions extérieures sont les modalités des relations communautaires qui en maintiennent les dons et la fécondité, mais au douzième degré, le publicain est l’image de l’humilité intérieure parvenue dans le cœur et dans le corps, l’image de l’être humain unifié sous le regard de Dieu qui est Vérité, qui devient alors Compassion et qui maintenant peut devenir Contemplation.
Contemplation qui, à l’arrivée, ne fait qu’un avec l’un des psaumes des montées (Ps 132) commenté par Augustin : « Qu’il est bon pour des frères de vivre ensemble. »
Dans le langage de saint Bernard, on pourrait dire que les premiers degrés de l’échelle sont imprégnés de l’onguent de la contrition (sous le regard de la Vérité), suivis de l’onguent de la dévotion, et enfin de l’unguentum pietatis avec lequel Madeleine enduit le corps du Maître qui est l’Église.
L’Esprit Saint a maintenant complètement renouvelé le moine en le revêtant de la grâce comme d’un parfum précieux pour être un don au cœur de sa communauté.
Sr Maria Francesca RIGHI,
ocso Abbesse de Valserena (Italie)
Au départ
RB 7, 1-9
1 La divine Écriture, frères, nous proclame : « Quiconque s’élève sera humilié, et qui s’humilie sera élevé. »
2 En parlant ainsi, elle nous montre que toute élévation est une sorte d’orgueil.
3 Le prophète fait voir qu’il s’en garde lorsqu’il dit : « Seigneur, mon cœur ne s’est pas élevé et mes yeux ne se sont pas levés. Je n’ai pas marché dans les grandeurs, ni dans des merveilles au-dessus de moi. »
4 Mais qu’arrivera-t-il, « si mes sentiments n’étaient pas humbles, si j’ai exalté mon âme ? Comme l’enfant sevré sur sa mère, ainsi tu traiteras mon âme ».
5 Aussi, frères, si nous voulons atteindre le sommet de la suprême humilité et si nous voulons parvenir rapidement à cette élévation céleste, à laquelle on monte par l’humilité de la vie présente, 6 il nous faut, pour la montée de nos actes, dresser cette échelle qui apparut en songe à Jacob, et sur laquelle il voyait des anges descendre et monter.
7 Cette descente et cette montée n’ont assurément pas d’autre signification, selon nous, sinon que l’élévation fait descendre et l’humilité monter. 8 Quant à l’échelle dressée, c’est notre vie ici-bas. Quand le cœur a été humilié, le Seigneur la dresse jusqu’au ciel. 9 D’autre part, les montants de cette échelle, nous disons que c’est notre corps et notre âme. Dans ces montants, l’appel divin a inséré différents degrés d’humilité et de bonne conduite, pour qu’on les gravisse.
Première méditation
Humilité : vertu première
Humilité : mot hors d’usage ! Lisez le journal, écoutez la radio, surfez sur internet, vous aurez peine à le rencontrer. La plupart des gens ne savent pas ce que ce terme veut dire ou, s’ils croient savoir, c’est à parier qu’ils le rangent dans le casier poussiéreux de la religion. Les moines réagissent autrement. Ils ne sont pas rebutés par sa poussière. C’est même trop peu dire : ils la chérissent, et voici pourquoi.
D’abord, une raison fort simple explique l’engouement monastique pour l’humilité. C’est que les moines ne sont pas des anges. Si vous pensez le contraire, approchez-les de plus près. Ne vous laissez pas trop impressionner en les entendant chanter peut-être comme des anges… Regardez-les plutôt au travail : vous découvrirez alors qu’ils ne sont ni tout blancs ni tout ailés. Ils font bon ménage avec la poussière qui leur rappelle leur condition première : la terre, l’humus où ils retourneront. Oui, ils aiment cette terre, ils collent à cette terre, et c’est une façon de s’aimer eux-mêmes et toute l’humanité. Ils aiment ce qu’elle produit : ses rythmes, ses couleurs, ses contrastes, son relief, la luxuriance de sa vie. Ils en hument les parfums et savourent les fruits. Écologistes par nature, ils choisissent l’humilité pour vertu première, entretiennent un rapport juste et respectueux avec la terre. Pour eux, même réduite en poussière, l’humilité est la plus belle vertu pour sauvegarder l’humus et donc l’humanité tout entière.
Une autre raison, plus importante encore, pousse les moines à chérir l’humilité. Ils la tiennent du Dieu qu’ils honorent et qu’ils servent. Par a plus b, il a montré son amour pour cette terre : en la créant, en la modelant, en y naissant, en y vivant, en y marchant, en y mourant, en s’y ensevelissant, en s’y reposant trois jours et trois nuits, en roulant la pierre du tombeau pour que l’humus soit inondé de lumière et devienne jusqu’en ses profondeurs comme une voie lactée. Ô humilité de Dieu, tu n’es rien moins que l’humanité revêtue de splendeur !
Si seulement ce que nous chérissons était aussi notre part ! François a épousé Dame Pauvreté. Benoît, comme un amoureux, fait le siège de l’Humilité. C’est aussi l’objectif qu’il propose à ses disciples : la prendre d’assaut.
Toi qui prétends au baiser de l’Époux : dresse l’échelle de l’humilité !
Deuxième méditation
La clameur de l’écriture
Le chapitre 7 de la Règle de saint Benoît s’ouvre avec un verbe : clamat. La divine Écriture « clame ». Arrêtons-nous à ce mot. Pas question ici de proclamer, ni de déclamer, ni de réclamer, ni de s’exclamer. Les préfixes seraient de trop. La Sainte Écriture « clame », c’est assez et c’est immense parce qu’elle est tout entière une immense clameur. Qui a des oreilles pour l’entendre ?
Le plus grand des moines d’Occident, Père de l’Europe à sa manière, saint Benoît a le cœur en éveil pour entendre la clameur du Verbe, la Parole de Dieu. Il l’entend et veut qu’elle nous parvienne. Écoute, ô mon fils (RB, prologue 1) :
« Quiconque s’élève sera abaissé, et qui s’abaisse sera exalté » (RB 7, 1).
La sentence tombe comme un glaive. Qui en est l’auteur ? Celui dont parle toute l’Écriture, Jésus, le Christ. À trois reprises, elle tombe de ses lèvres sur une foule à l’affût de sa parole. Une première fois, au terme d’un constat judicieux, pour déjouer les manigances des amateurs de premières places (Lc 14, 11). Une deuxième fois, en conclusion de la célèbre parabole du pharisien et du publicain (Lc 18, 14). Une troisième fois, pour la confusion de ceux qui aspirent aux titres honorifiques : Maître, Docteur, Père (Mt 23, 12). Chaque fois, la sentence arrive comme une parole conclusive qui tire la leçon de ce que Jésus a vu et entendu dans son entourage. Benoît s’en saisit et il en fait une parole préventive qui sert d’ouverture à tout le chapitre 7 de sa Règle. Véritable clameur à laquelle 70 versets vont faire écho :
« Quiconque s’élève sera abaissé, et qui s’abaisse sera exalté. »
Veux-tu l’entendre à ton tour, cette grande clameur ? Écoute la voix du Maître qui parle au-dedans de toi, et garde-toi d’endurcir ton cœur. La prédication véritable s’adresse à l’homme intérieur.
La parole frappe tes oreilles, mais le Maître est au-dedans de toi. Il est là et il t’appelle. Tends l’oreille de ton cœur.
À l’intime de ton être, le Docteur de l’humilité clame l’excellente manière de monter les 12 degrés de l’échelle. Regarde et tends l’oreille.
Au secret de ton cœur, le Père voit comment tu t’abaisses de toutes tes hauteurs. Il te le revaudra. Courage ! Élance-toi et gravis la montagne des profondeurs. Tu seras exalté.
Descendre vers le sommet
Dom Olivier Quenardel
Editions des Béatitudes
128 p. – 13,5 x 21 cm – 16€
